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dans nos histoires

Chapitre 15. Le loup déguisé en agneau

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Alys s’est retournée vers moi. Elle avait l’air sincèrement surprise par ma trahison. Elle a passé une main dans ses longs cheveux, sans doute pour se donner une vague contenance plus qu’autre chose. À cause de ses menottes, le geste avait quelque chose de bizarre.

Ses yeux fixaient le canon du .44 magnum que je pointais vers elle.

« Lev… » a-t-elle imploré.

Elle guettait sur mon visage une émotion particulière, le signe que je m’apprêtais à flancher ; mais je me suis contentée de sourire.

« Je t’avais dit de ne pas me faire confiance. Et puis, tu croyais quoi ? Que j’étais vraiment amoureuse d’un travelo ? »

J’espérais que mon air négligent masquerait mon manque d’assurance. Il faut dire que mon retournement de veste avait plus à voir avec un gros paquet de biftons et une carte chance « sortez de prison », mais je préférais encore jouer à l’enflure macho qu’admettre ça. Ou peut-être que c’était juste le flingue de l’inspecteur Harry qui réveillait en moi des relents de beaufitude.

Alys a soupiré, puis a plongé sa main dans la poche de sa veste. Je n’ai pas tressailli : je savais qu’elle n’avait plus d’arme sur elle. Elle a sorti une cigarette et me l’a montrée d’un air interrogateur.

Une condamnée à mort avait bien droit à une dernière clope, pas vrai ? C’était la règle. Je lui ai fait un petit signe de tête, puis ai attrapé le Zippo dans la poche de mon blouson, tout en tenant le lourd revolver de l’autre main.

Je lui ai lancé le briquet, qu’elle a attrapé d’un geste gracile malgré les menottes. Après quoi elle a allumé sa cigarette sans se presser.

« Alors, c’est la même vieille histoire ? a-t-elle demandé entre deux bouffées de tabac.

— Quelle histoire ?

— L’histoire du mec qui tue une transsexuelle à cause de ce qu’elle a entre les jambes, parce qu’il y a tromperie sur la marchandise. »

Je suis restée silencieuse quelques instants. Je la trouvais quand même un peu injuste, sur ce coup-là. Peut-être parce que j’avais l’impression que la tromperie était plutôt de mon côté.

Cela dit, si j’avais été sur le point de me faire descendre, j’aurais aussi sorti des vacheries. Je pense même que j’aurais été beaucoup plus vulgaire ; mais Alys avait toujours été plus classieuse que moi.

« Je ne suis pas un mec, ai-je finalement répondu.

— Non, a-t-elle admis, mais c’est le même schéma narratif. »

J’ai haussé les épaules. Peut-être qu’elle avait raison. Peut-être pas. Ça ne changerait pas grand-chose, au final.

« Est-ce que tu as autre chose à dire ? ai-je demandé en armant le revolver. Ce serait con que tes deux derniers mots soient schéma narratif… »

Elle a acquiescé de la tête, inspiré une dernière bouffée de tabac, et jeté sa cigarette par terre. Puis elle m’a regardée dans les yeux et elle a dégluti.

« Je t’aime », a-t-elle dit.

J’ai hoché la tête avant de lever mon arme vers elle.

« Moi pas », ai-je menti en appuyant sur la détente.

Il y a eu une détonation assourdissante, une explosion de sang, et Alys s’est écroulée par terre, sans vie.

Chapitre 1. La valkyrie

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Vingt-deux jours
avant que je descende Alys

La première fois que j’ai vu Alys, c’était il y a un peu plus de trois semaines, dans une manifestation contre des anti-avortement. Elle gueulait « fachos, cathos, machos, vous nous cassez l’clito » et, avec sa tenue hyper-féminine et ses bottes de combat aux lacets rouges, elle avait une putain de classe, au point d’éclipser l’effet que me faisaient ses bas résille, c’est dire.

C’est quand les choses ont dégénéré que je l’ai revue. Les flics avaient balancé des lacrymos pour nous disperser ; deux anars avaient commencé à jeter quelques pierres sur les fachos, par-dessus les policiers qui faisaient barrage, et quelques manifestants les avaient imités.

Et puis il y avait eu la charge ; classique.

J’étais restée un peu comme une conne pendant que tout le monde se barrait en courant. C’est là que mon regard s’est fixé sur sa silhouette, debout sur un camion de police.

J’ai observé ses longs cheveux blonds, sa mini-jupe et ses jambes interminables à travers le brouillard lacrymogène. Un instant, j’ai cru que j’étais morte et qu’une Valkyrie était venue me chercher pour m’emmener au Walhalla.

À ce moment-là, trois types de la brigade anti-criminalité ont violemment interrompu ma rêverie en me plaquant au sol.

•••

Quelques heures plus tard, après un moment pénible passé dans une fourgonnette, puis dans une cellule de garde-à-vue, l’officier de police judiciaire qui m’interrogeait me dévisageait d’un air sévère.

J’ai baissé les yeux, embarrassée, vers les menottes qui m’entravaient les poignets.

« Mademoiselle Lætitia Saffi, a-t-il lu. Vingt-neuf ans, sans emploi.

— Lev, ai-je corrigé.

— Pardon ?

— C’est mon prénom. Lev. Y’a que les cons qui m’appellent Lætitia. »

Il avait l’air de ne pas savoir quoi faire de l’information. J’ai donc décidé d’en rajouter une couche.

« Et je ne suis pas une « Mademoiselle ». Je ne suis pas libre pour les mecs.

— Très bien, Madame Saffi, a répondu l’officier avec un petit sourire. Est-ce qu’on peut en venir aux faits, s’il vous plaît ?

— Allez-y. Vous me reprochez quoi ? D’avoir participé à une manifestation pour la défense du droit à l’avortement ? C’est plutôt un geste citoyen, non ? »

Il est resté silencieux quelques instants, comme s’il avait besoin de digérer ce que je lui racontais, avant de retourner à ses papiers.

« Un de mes hommes dit vous avoir vu prendre part aux jets de pierres, a-t-il froidement constaté. Ce n’est pas exactement ce que je qualifierais de geste citoyen. »

Je me suis reculée dans ma chaise et j’ai souri. Techniquement, sur les fachos qui se mettaient à genoux pour faire des prières aux fœtus assassinés à cause des méchantes féministes, le pire que pouvait faire une pierre était encore de connecter par miracle leurs deux neurones. C’était presque citoyen, non ?

« Il y a eu des blessés ? ai-je demandé.

— Ce n’est pas la question, a-t-il répliqué d’un ton sec. Le fait que…

— Ce n’est pas ce que je veux dire, l’ai-je coupé alors que mon sourire s’agrandissait. Simplement, je ne crois pas avoir vu d’ambulance se pointer sur les lieux.

— Et alors ? » m’a-t-il demandé d’un air mauvais.

J’ai haussé les épaules d’un geste nonchalant. Je n’étais pas sûre que ma stratégie de défense soit la meilleure, mais c’était celle qui me plaisait le plus.

« Ben, ai-je répondu, si j’avais participé à des violences, vous auriez été obligés d’en appeler une. »

•••

Je suis finalement ressortie du commissariat vers onze heures du soir, avec la promesse d’être convoquée au tribunal d’ici quelques mois. Ça faisait longtemps que je n’étais pas allée faire un tour dans ce genre d’endroit, tiens.

J’ai allumé une clope en arrivant sur le trottoir et j’ai commencé à marcher vers l’endroit où j’avais laissé ma moto avant la manif. J’avais de la chance : ça ne devait pas être à plus de dix minutes à pied.

Une blonde se dirigeait vers moi, que j’ai tout de suite reconnue. Elle sortait d’un kebab et tenait un sandwich à la main.

« Hé ! m’a-t-elle lancé. T’es sortie aussi ?

— Ouais. »

J’ai regardé son visage souriant, malgré l’hématome qu’elle avait à la lèvre. Elle était vraiment canon.

« Tu veux une frite ? » m’a-t-elle demandé en me tendant une barquette.

Je ne refusais jamais un bon morceau de patate plein de graisse. J’en ai attrapé un et j’ai souri à mon tour, en me demandant furtivement s’il y avait une chance qu’elle soit gouine.

« Je m’appelle Alys, au fait, a-t-elle dit entre deux frites.

— Lev.

— Ils ne t’ont pas trop emmerdée ? Les flics, je veux dire.

— Non. Je vais juste être convoquée au tribunal. Et toi ?

— Ça va. À part quelques coups pendant l’arrestation et le fait qu’ils insistaient pour m’appeler Monsieur. »

J’ai froncé les sourcils, ne pigeant pas trop la raison d’un tel traitement. Moi, à la limite, j’aurais compris, avec ma dégaine de gouine masculine. Je préférais d’ailleurs le terme butch, de l’américain butcher – boucher, en français – utilisé à l’origine pour dénigrer les lesbiennes trop visibles, à la façon de notre « camionneuse » local. Mais je ne m’attendais pas vraiment à ce que les policiers comprennent ce genre d’identité. Le concept « pas vouloir coucher avec mecs », déjà, n’était pas évident à appréhender pour un certain nombre.

« Dis, je vais rentrer en moto. Je peux te déposer quelque part ? »

Elle m’a regardée avec un petit sourire me faisant penser qu’elle n’était sans doute pas hétérosexuelle.

« Je ne sais pas. Je préfère les camions. »

J’ai souri. Voilà qu’elle y allait maintenant à coup de référence subtile.

« Je n’habite pas loin, a-t-elle repris. Je vais rentrer à pied. »

J’ai hoché la tête, un peu déçue de voir s’envoler la possibilité de faire plus ample connaissance.

« Et puis, a-t-elle continué en me montrant sa mini-jupe, je ne sais pas si j’ai une tenue appropriée pour faire de la moto.

— Je ne sais pas, ai-je admis. Je n’ai jamais essayé.

— Pas très jupe ?

— Pas sur moi. »

Elle a avalé une frite, pendant que je restais immobile sans rien dire. J’étais censée partir, mais je ne n’en avais pas vraiment envie.

« Tu veux venir boire un coup ? » a-t-elle alors demandé.

Je n’allais pas vraiment refuser, hein ?

•••

Je pensais qu’on allait se diriger vers un bar quelconque, mais Alys, qui habitait vraiment à deux pas, m’a invitée chez elle.

Elle vivait seule dans un petit appartement, et manifestement pas depuis longtemps, à en juger par les étagères à moitié vides et les quelques cartons qui traînaient encore.

« Je suis désolée, a-t-elle dit, je n’ai pas fini d’emménager.

— Tu viens d’arriver en ville ? ai-je demandé en m’asseyant sur un canapé.

— Il y a quelques mois, en fait. Par contre, je viens de trouver l’appart’. »

Elle est revenue de la petite cuisine avec deux bières et s’est assise à côté de moi. On n’a rien dit pendant un moment. Je ne savais pas s’il fallait y voir un silence pesant ou un moment privilégié où les mots sont superflus.

J’en ai profité pour jeter un regard plus approfondi sur son appartement. Il y avait quelques posters féministes, lesbiens et anarchistes sur les murs, tandis qu’une pile de bouquins, un ordinateur portable, une télé et des DVDs s’entassaient sur un bureau.

« C’est un joli tatouage », a soudainement dit Alys en regardant le grand serpent dessiné sur mon bras gauche. Il m’avait coûté la peau des fesses et un océan de douleur, mais je ne le regrettais pas.

« Il y a aussi une partie qui est scarifiée, ai-je précisé.

— Je vois ça. Ça rend bien. T’as dû en chier. »

J’ai haussé les épaules d’un air négligent, genre « je suis trop cool pour craindre la douleur ».

« Tu veux voir le mien ? »

Avant que je ne puisse répondre, elle s’est levée et a retiré son tee-shirt. Voilà qui promettait de devenir intéressant.

J’ai aperçu un tatouage qui lui couvrait tout le dos, un cercle avec plein de motifs bizarres auxquels je ne comprenais pas grand-chose. Ça faisait vaguement sataniste.

« C’est… euh, impressionnant, ai-je dit. Très… occulte. »

Elle a remis son tee-shirt, puis s’est rassise à côté de moi.

« Ça représente quoi ? ai-je demandé.

— C’est des symboles de protection.

— Vraiment ?

— Mettons que c’est pour ne plus avoir peur de l’obscurité.

— Et ça marche ? »

Elle a haussé les épaules.

« Au moins, ça impressionne vachement. J’en ai un autre, mais je crois qu’on ne se connaît pas encore assez bien pour que je te montre l’endroit. »

Elle m’a regardée avec un sourire complice. J’ai apprécié le « pas encore ». Elle a ensuite attrapé une sorte de trousse d’où elle a sorti un pot de vernis rouge.

« Ça te gêne si je me refais les ongles ? »

J’ai haussé les épaules, ne voyant pas trop en quoi ça pourrait me gêner ni pourquoi j’aurais eu mon mot à dire là-dessus.

« Tu peux te servir, a-t-elle dit en commençant à se peindre le pouce de la main droite. Même si j’imagine que tu ne dois pas être très branchée vernis non plus ? »

J’ai jeté un coup d’œil à sa trousse. Ce n’était effectivement pas franchement mon truc, mais je trouvais le moment inapproprié pour dire « ben ouais, on n’a vraiment rien en commun ».

J’ai donc attrapé un pot de vernis noir qui ferait tout de même un peu moins pouffiasse que les autres.

« En fait, ai-je commencé, je suis fan. Le vernis, c’est un peu comme la kryptonite pour Superman. C’est mon point faible de féminité. »

Alys m’a regardée déboucher le pot avec un sourire aux lèvres, puis on s’est peint les ongles en silence. Ou plutôt, elle s’est peint les ongles pendant que je me mettais du noir partout sur les doigts.

Je n’avais pas fait la moitié d’une main qu’elle avait déjà terminé.

« D’accord, ai-je admis, un peu embarrassée. J’ai un peu menti sur ma passion.

— Pas de kryptonite, alors ? a-t-elle demandé avec un air coquin.

— Ben, j’ai, euh, des boucles d’oreille ? » ai-je hasardé, peu convaincue, mes anneaux me donnant un look sans doute plus pirate ou punk que féminin.

« Je vois ça, a-t-elle dit. Le vernis, tu veux que je te le mette ? »

Je lui ai tendu le pot, ainsi que la main que j’avais commencé à faire, et elle s’est mise au travail de manière beaucoup plus appliquée que moi.

« Tu fais ça bien, ai-je remarqué.

— Et tu n’as pas tout vu. Je peux me servir de ta main pour lire ta personnalité en même temps.

— Vraiment ? Et qu’est-ce que tu vois ? »

Elle a posé le pinceau et froncé les sourcils d’un air sérieux en me caressant les doigts.

« Vu les ongles courts, sans doute pour des raisons pratiques que je n’ai pas besoin d’expliciter, je dirais que tu es lesbienne. Les traces de blessure aux phalanges semblent indiquer une certaine tendance à la violence… »

Elle a fait une pause, le temps de regarder ma main gauche.

« … et que tu es droitière, a-t-elle repris. Ce qui explique en partie le manque de précision pour le vernis.

— Donc, je suis une méchante gouine », ai-je résumé.

Elle a haussé les épaules et repris son pinceau d’un geste délicat.

« C’est un pléonasme, non ? »

J’ai souri tandis qu’elle commençait à me noircir les ongles de la main gauche.

« Je ne suis pas vraiment violente, ai-je néanmoins tenu à préciser. C’était des circonstances compliquées.

— Vraiment ?

— Ben, il y avait cette fille. Un peu le même look que moi : treillis-rangers, mais avec une frange sur la tête et l’arrière du crâne rasé. Plutôt sexy, tu vois ? »

Alys s’est contentée de hocher légèrement la tête, toujours concentrée sur son travail.

« Alors j’ai commencé un peu à la draguer. Sauf que c’était pas le look gouine qu’elle avait, mais plutôt le style skinhead. »

Ma manucureuse s’est arrêtée quelques instants et m’a regardée en souriant.

« Oups, a-t-elle commenté.

— Voilà. Tu sais, il y a des skins qui ne sont pas nazis, ni fascistes, ni racistes, plutôt le contraire ?

— Je sais.

— Eh bien, la skin dont je te parle, c’était pas son style. L’antifascisme, je veux dire, pas les gros cons, vu qu’elle était avec un mec. Un taré avec un tatouage moche dans le cou, genre croix gammée. Bizarrement, il a mal pris que je m’intéresse à sa copine. »

C’était bien moi, ça. Toujours à être attirée par la bonne personne. Au moins, les lacets rouges sur les godasses d’Alys écartaient probablement l’hypothèse nazie.

Elle a terminé mon auriculaire et rangé son pinceau.

« Et du coup, a-t-elle continué, tu l’as frappé.

— Je me suis juste défendue. »

J’ai omis de préciser que je l’avais fait de manière légèrement préventive, histoire de profiter de l’effet de surprise, mais ça ne changeait pas grand-chose, si ? Après tout, la meilleure défense, c’est l’attaque. En plus, je m’étais enfuie tout de suite après, ce n’était pas non plus comme si je l’avais passé à tabac.

« Tu es une fille courageuse », a dit Alys d’une voix douce, en rapprochant subtilement son visage du mien.

« Je ne sais pas, ai-je répondu d’un air faussement modeste et un peu gêné. Ça dépend pour quoi, je suppose.

— Et pour m’embrasser, par exemple ? » a-t-elle demandé avec un sourire espiègle aux lèvres.

J’ai hésité quelques instants.

« Si je fais ça, je ne risque pas de me faire démolir par un nazi ?

— Promis. »

•••

On est encore restées ensemble une heure ou deux à parler de choses et d’autres et à se faire quelques baisers avant que je ne finisse par rentrer chez moi avec une deuxième couche de vernis sur les doigts et son numéro de téléphone dans la poche.

On s’était promis de se revoir la semaine suivante. Elle ne pouvait pas avant parce qu’elle devait aller à un enterrement. L’annonce avait un peu plombé notre ersatz de soirée romantique.

En arrivant chez moi, je me suis couchée presque aussitôt et je n’ai pas tardé à m’endormir.

C’est là que j’ai eu mon premier rêve chelou. Je veux dire, j’avais déjà eu des rêves bizarres au cours de mon existence, mais celui-ci était un peu différent.

Il commençait avec une nana plutôt grande, à l’allure gothique, qui m’annonçait sans préambule qu’elle s’appelait Lilith.

« C’est pas un personnage de jeux vidéo ? » ai-je alors demandé.

J’avais à peu près le même genre de perspicacité dans les rêves que dans la vraie vie.

« Tu ne connais pas Lilith ? a-t-elle alors demandé en me faisant de grands yeux. La première femme ? Avant Ève ? Qui refusait d’être soumise à Adam ?

— Non, ai-je admis.

— Ou, dans une autre version qui me va aussi bien, une démone qui bouffe des enfants ?

— Non. Tu peux m’expliquer pourquoi je suis en train de rêver que la première femme vient me donner un cours de mythologie ? »

La gothique a pris un air bizarrement enjoué.

« Tu te rends compte que c’est un rêve, m’a-t-elle félicitée. C’est bien, tu sais ? La plupart des gens…

— Cool, ai-je dit sur un ton beaucoup moins motivé que le sien. Tu veux quoi ?

— En fait, je voulais te parler d’Alys. Je ne veux pas que tu lui fasses de mal.

— Ce n’était pas vraiment mon intention », me suis-je défendue, en me demandant confusément pourquoi je me justifiais devant un rêve.

Lilith s’est approchée de moi et m’a regardée d’un air soudainement très sérieux.

« Ce n’est pas une fille comme les autres. Promets-moi de ne pas la laisser tomber à cause de ça.

— C’est ça, ouais, ai-je grommelé. Et je ne suis pas une fille comme les autres non plus, d’abord.

— Bien », a soupiré la gothique d’un air soulagé, comme si ma promesse m’engageait vaguement à quelque chose.

Elle a ensuite arboré un grand sourire. Les goths n’étaient pas censés être un peu plus dépressifs ?

« Merci beaucoup. Joli tatouage, au fait. Le serpent, ça me rappelle la vieille histoire avec la pomme. Tu savais que selon certaines croyances, c’est Lilith qui a pris cette forme pour séduire Ève ?

— Non.

— C’est un peu comme si tu étais une de mes adoratrices, du coup », a-t-elle remarqué d’un air enthousiaste.

L’idée ne me rendait pas aussi euphorique qu’elle.

« Ouais, ai-je fait. Cool. Je peux me réveiller, maintenant ? »

Vingt-et-un jours
avant que je descende Alys

Le lendemain, ce rêve n’était plus que ça : un rêve, un souvenir distant, hormis mon réveil en pleine nuit et les deux heures qu’il m’avait fallu pour me rendormir.

À cause de ça, je suis arrivée dix minutes en retard à mon rendez-vous avec Julie, qui commençait déjà à faire la gueule à ce stade-là. Avec elle, on ne rigolait pas, question ponctualité.

On avait pris l’habitude de se retrouver plus ou moins régulièrement pour déjeuner le dimanche. Julie était flic, l’une des rares que je fréquentais. On avait couché ensemble une fois ou deux, et puis j’avais appris sa profession. Vu que je ne me situais pas exactement du bon côté de la loi, j’aurais dû arrêter de la fréquenter à ce moment-là, mais on avait trouvé quelques arrangements qui nous avaient permis de rester amies.

« Désolée pour le retard, ai-je dit en m’asseyant en face d’elle.

— Je t’attendais. J’ai pris la liberté de commander pour toi. »

Depuis qu’on venait ici, je prenais pratiquement toujours la même chose : l’entrecôte saignante avec ses pommes de terre sautées et la sauce maison.

« Qu’est-ce que tu as fait à tes ongles ? m’a demandé Julie alors que je retirais mon blouson en cuir.

— Oh, ai-je fait en souriant. Il faut que je te raconte. J’ai rencontré une fille. Elle est… »

Je me suis contentée d’un soupir évocateur, façon amoureuse transie, et Julie a souri.

« Elle ressemble à quoi ?

— Grande, blonde, canon. Elle s’appelle Alys.

— Alys ? a demandé Julie. Vous vous êtes rencontrées comment ? »

Le serveur a choisi ce moment-là pour nous apporter nos plats. La vue et l’odeur de l’entrecôte saignante m’ont temporairement fait perdre le fil de la discussion, et Julie a dû soupirer bruyamment avant que je ne me rappelle qu’elle attendait une réponse.

« À la manif d’hier. Elle a fini au poste comme moi. »

Julie a secoué la tête.

« J’avais peur que tu ne me dises ça.

— Pourquoi ? ai-je demandé en commençant à couper ma viande.

— Parce que j’ai entendu parler d’une grande blonde qui se faisait appeler Alys et qui avait fini au poste, a répondu Julie avec un air grave. Je ne suis pas sûre que tu devrais continuer à la voir. »

Je me suis interrompue dans la découpe de mon entrecôte et lui ai jeté un regard accusateur.

« Je ne suis pas sûre que tu devrais continuer à voir tes collègues, ai-je répliqué. Tu sais, je pense qu’il y a moyen de démissionner en gardant discrètement l’uniforme et les menottes…

— Lev, a-t-elle soupiré. Je ne plaisante pas. »

J’ai haussé les épaules. Après tout, moi non plus, je ne plaisantais pas vraiment.

« Pourquoi tu ne veux pas que je la voie ? ai-je demandé. Pour une fois que je rencontre une nana super cool et plutôt canon, il faudrait que j’arrête de la voir parce que ça ne te plaît pas ?

— Elle est dangereuse. C’est une psychopathe.

— J’ai peur que la plupart des filles qui veulent sortir avec moi rentrent un peu dans cette description. C’est à la limite du prérequis. »

Elle a soupiré, comme si c’était absolument incroyable que je ne me range pas immédiatement à son avis.

« J’ai entendu les collègues parler d’elle. Elle était la suspecte principale sur une affaire de meurtre.

— Hum », ai-je fait en baissant la tête.

Je me suis tue pour manger un peu et réfléchir par la même occasion. Suspecte, ça ne voulait pas dire coupable ; et même si elle l’était, elle avait peut-être eu une bonne raison.

« Pour ce que j’en sais, a repris Julie en voyant que je n’étais pas convaincue, elle a poignardé un type de manière répétée avec un stiletto.

— Hein ? ai-je fait. Elle a tué un mec à coup de talon aiguille ? »

Il fallait reconnaître qu’au moins, elle y avait mis un certain style.

« À la base, c’est le nom d’un type de couteau, a expliqué la policière. On n’a pas retrouvé l’arme du crime, mais elle avait le même genre d’engin chez elle. Pas hyper courant, pourtant. »

J’ai hoché la tête, un peu déçue qu’il s’agisse d’un simple couteau.

« Et ce n’est pas la seule chose que j’ai entendue à son propos, a-t-elle repris.

— Ouais, eh ben ferme-la, d’accord ? Je ne veux pas savoir. Je n’ai pas envie de fouiller dans le passé des meufs avec qui je sors. Ce n’est pas sain. »

La policière m’a regardée avec la tête qu’elle faisait quand elle n’était pas contente, c’est-à-dire avec un air sévère vaguement menaçant.

« Depuis quand tu t’es acheté une éthique ?

— J’aime bien cette fille. Pour une fois, j’ai envie d’essayer de faire les choses bien », ai-je répliqué en posant bruyamment ma fourchette ; un geste fort qui, je l’espérais, permettrait de clore la discussion.

Elle a levé les yeux au ciel et poussé un soupir qui voulait sans doute dire qu’elle laissait tomber.

« Tu fais ce que tu veux, a-t-elle dit. En attendant, j’ai ce qu’il te faut pour demain. »

Elle a attrapé une chemise cartonnée dans son sac et me l’a passée par-dessus la table. Je l’ai rangée sans l’ouvrir. Je savais ce qu’elle contenait.

« Merci, ai-je dit. Et ne t’en fais pas pour Alys. Je suis sûre que c’est une fille bien.

— Je ne suis pas persuadée qu’on ait la même notion du bien, toutes les deux », a-t-elle répondu d’un ton lourd de reproches.

Chapitre 2. Gode save the gouine

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Dix-huit jours
avant que je descende Alys

J’ai sonné à la porte de la villa, et j’ai dû passer ensuite cinq bonnes minutes à poireauter sur le trottoir. Il faut dire qu’il était sans doute un peu tôt ; je devais réveiller le proprio.

Je savais de lui qu’il s’appelait Robert Dubois, qu’il avait la cinquantaine et qu’il vivait seul dans cette grande baraque. Malgré l’heure matinale, il avait pris, avant d’ouvrir, le temps de s’habiller de manière à peu près respectable et de passer un coup de peigne dans ses cheveux gris ; et maintenant il me fixait avec des yeux pleins d’incompréhension. Voir un uniforme de bon matin mettait rarement les gens d’humeur joyeuse. Sauf ceux qui avaient des fantasmes bizarres, évidemment.

« Lieutenant de police Michel Verger », ai-je dit d’une voix grave en lui présentant mon badge. « Vous êtes bien monsieur Dubois ?

— Euh… oui ?

— Je suis désolé de vous déranger à cette heure-là, mais nous avons reçu un signal provenant de votre système d’alarme. Vous n’avez rien remarqué d’étrange ? »

C’était la mode des systèmes de protection qui, plutôt que de faire plein de bruit comme le font les alarmes ordinaires, prévenaient en loucedé la police ou une société de surveillance. Ça permettait de coffrer les cambrioleurs au moment où ils partaient. Je trouvais ça un peu mesquin.

« Non, a-t-il répondu d’un air inquiet. Je dormais.

— C’est peut-être un dysfonctionnement, ai-je admis en lui faisant bien sentir que je n’y croyais pas trop. Cela dit, il serait peut-être prudent de procéder à quelques vérifications. Vous permettez que je vous accompagne ?

— Bien sûr. Suivez-moi. »

On est passés par le portail, puis on a traversé rapidement un petit jardin avant d’entrer dans la maison proprement dite. Dire que le type habitait seul là-dedans alors que j’avais des potes qui vivaient à trois dans un vingt-cinq mètres carrés…

« Pas de trace d’effraction, ai-je remarqué après avoir examiné la porte. Les fenêtres sont intactes. Vous avez une autre entrée ?

— Non. J’ai un garage, mais il ne communique pas avec la maison.

— Parfait. Vous ne voyez rien d’anormal ? Des objets déplacés, manquants ? »

Il a jeté un coup d’œil rapide autour de lui, un peu inquiet.

« Non. Tout me paraît normal.

— Bien, ai-je dit en sortant un calepin de ma veste. Vous avez un coffre-fort, n’est-ce pas ?

— Oui. À l’étage. Vous pensez que… ?

— Il vaudrait mieux aller vérifier, ai-je suggéré. Même si je ne vois pas comment on aurait pu entrer. »

Il a acquiescé d’un petit signe de tête, un peu rassuré mais pas totalement, et m’a fait monter les escaliers avant de me faire passer dans un bureau immense.

« Il est là », a-t-il dit en déplaçant un tableau assez hideux.

Ça faisait vraiment cliché, quand même, de planquer son coffre derrière une peinture, mais je ne lui ai pas fait la remarque.

Il a tourné les quatre cadrans afin de composer le code et d’ouvrir la caverne d’Ali Baba.

« C’est bon, a-t-il dit d’un air soulagé. C’est toujours là. »

Il s’est tourné vers moi, satisfait.

Sa tête a changé quand il a réalisé que j’avais sorti mon flingue et que j’étais en train de le braquer.

« Parfait, ai-je dit avec un grand sourire. Maintenant, éloignez-vous du coffre.

— Vous… vous n’êtes pas vraiment policier ?

— Bien sûr que si, ai-je dit en m’approchant de lui. Regardez : j’ai des menottes. »

•••

Le passage compliqué, dans ce genre d’opération, c’était de se changer. Je ne pouvais pas le faire chez le bonhomme, puisqu’on aurait dangereusement risqué de me voir sortir de chez lui avec un sac plein de bijoux. Rentrer chez moi déguisée en flic n’était pas non plus une brillante idée.

Heureusement, j’avais repéré des toilettes publiques à quelques dizaines de mètres. Un truc tout automatique, où je me suis acheté pour quarante centimes un espace privé bienvenu.

C’était un peu exigu, surtout pour ma corpulence, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour retirer ma fausse barbiche, ma perruque, mon uniforme de policier et la bande qui me comprimait les seins.

J’ai ensuite enfilé un pantalon en cuir et un tee-shirt plus confortable avant de me passer une main dans les cheveux, histoire d’ajuster ma mèche. L’essentiel de mon crâne était rasé, mais je pouvais passer un temps fou à recoiffer le peu qui dépassait.

Pour finir, j’ai remis mes deux boucles d’oreilles et mon piercing à l’arcade sourcilière. La seule trace de mon expédition était l’absence de vernis noir, que j’avais dû enlever la veille à grands coups de White Spirit.

Je me suis regardée dans le miroir, satisfaite d’être redevenue Lev, d’autant plus que cette Lev-là était un peu plus riche que celle qui s’était levée ce matin.

•••

Quelques minutes après être ressortie des toilettes, et quelques centaines de mètres plus loin, je me suis fait klaxonner assez violemment en traversant une rue de manière un peu cavalière.

J’ai eu un bref instant de frayeur en apercevant le gyrophare et en imaginant les pires hypothèses, mais je me suis vite rendu compte qu’il ne s’agissait que d’une dépanneuse dont le conducteur était un peu pressé.

À y regarder de plus près, le conducteur en question était en fait une conductrice. Elle me souriait, et son visage ne m’était pas inconnu.

« Alys ? ai-je demandé en m’approchant de sa fenêtre, surprise par cette rencontre impromptue. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Mon boulot. Il faut que j’aille chercher une voiture. Tu veux m’accompagner ? »

J’ai hésité une fraction de seconde, avant de faire le tour de la dépanneuse et de monter côté passager.

« Waow, ai-je fait en voyant la tenue d’Alys, façon bleu de travail de mécano. C’est sexy, ces fringues.

— Et encore, a-t-elle dit avec un sourire complice tandis qu’elle redémarrait. Il n’y a pas encore de cambouis dessus. »

J’ai souri d’un air béat : j’étais en train de tomber amoureuse.

•••

Je suis restée dans la dépanneuse pendant qu’Alys entreprenait d’y remorquer la voiture de son client, en me servant du rétro pour la regarder faire. Je me suis dit furtivement qu’il n’était pas très raisonnable de me balader dans toute la ville avec un uniforme de police ayant servi à une usurpation d’identité et autour de cent mille euros de bijoux volés ; mais en voyant mon amie essuyer une main pleine de graisse sur sa combinaison, j’ai estimé que le jeu en valait la chandelle.

« C’est parti, a-t-elle dit en remontant à côté de moi. Je t’amène au garage ou je te dépose en route ?

— Ton boss ne va pas t’emmerder si t’amènes une pote au boulot ?

— En tout cas, on ne va pas pouvoir discuter des heures. On peut se voir ce soir plutôt, si tu veux. »

J’ai hésité quelques instants, tiraillée entre l’envie qu’elle me fasse faire le tour du garage où elle bossait et la conscience des risques que je prenais.

« Je crois que ce serait plus raisonnable que tu me déposes. Vers quelle heure on peut se retrouver ?

— Vers dix-neuf heures, au Palace ? J’en ai entendu du bien. »

J’ai retenu une grimace. Je n’avais rien contre ce bar en tant que tel, mais j’y étais tricarde depuis que j’avais soi-disant déclenché une bagarre. Ma version à moi était que j’avais eu une réaction tout à fait proportionnée face à un comportement sexiste, mais le fait que ladite réaction ait cassé deux dents à un connard macho était mal passé.

Cela dit, ça faisait un bail, et j’osais espérer qu’ils avaient oublié mon visage. De toute façon, ils avaient probablement changé deux ou trois fois de serveurs, depuis le temps.

« Pas de problème, ai-je dit d’un air faussement décontracté. À ce soir. »

•••

Vers dix-sept heures, la sonnette de mon appartement m’a tirée de la sieste que j’avais entamée en début d’après-midi pour compenser l’heure à laquelle je m’étais levée. Je ne faisais pas partie de la France-qui-se-lève-tôt et, si j’étais capable de faire des efforts exceptionnellement, j’en payais rapidement le prix.

« C’est ouvert ! » ai-je gueulé alors que j’enfilais un pantalon.

Max est entré et a jeté un regard à ma piaule d’un air inquisiteur. Max, c’était un des rares mecs avec qui je m’entendais plutôt bien ; il était aussi trans et féministe. Ceci expliquait peut-être cela.

« Salut, a-t-il dit. Tu dormais ?

— Je me reposais les yeux, ai-je répliqué. Tu veux quelque chose à boire ? »

Officiellement, Max venait chez moi pour me montrer comment installer Linux sur mon ordinateur, ce qu’il m’avait convaincue de faire et en quoi je voyais un intérêt relativement limité. Officieusement, c’était une occasion comme une autre de dire du mal des gens qu’on connaissait.

Je nous ai donc ramené des bières et un paquet de chips tandis qu’il posait la sacoche de son ordinateur portable.

« Alors, a-t-il demandé. On commence par quoi ?

— Ludo, ai-je répondu.

— Hein ? a-t-il fait, surpris.

— Tu n’es pas au courant ? ai-je dit en ouvrant le paquet de chips. Apparemment, elle aurait couché avec Mathilde. »

Max a poussé un soupir en me montrant un CD.

« Je voulais dire, est-ce que je commence par te montrer comment ça marche, ou est-ce que tu veux que je t’aide à l’installer pour que tu voies toi-même ?

— On ne pourrait pas faire ça après ? » ai-je demandé d’un air penaud.

Malheureusement, il a insisté pour me causer d’informatique. On a tout de même échangé quelques ragots sur nos potes, et j’ai pu glisser mon sujet de discussion favori du moment : dire du mal de Cecilia, une nana que je ne peux pas vraiment décrire sans être injurieuse. Elle était trans, accessoirement, ce qui m’avait valu de me faire taxer de transphobe. Je trouvais ça assez douteux : même en admettant que ce soit vrai, ça n’aurait jamais été qu’une goutte d’eau dans l’océan de rancœur que je lui vouais.

Bizarrement, Max s’est contenté de soupirer lorsque j’ai essayé de lui expliquer ça. Il faut dire qu’il sortait avec elle. Ça ne l’aidait pas à prendre mes critiques à leur juste valeur.

« Tu ne crois pas que tu en fais trop ? a-t-il demandé en interrompant sa leçon sur la façon d’installer de nouveaux programmes.

— Non.

— Je suis désolé, mais tes remarques sur sa voix étaient transphobes.

— N’importe quoi, ai-je protesté. Le problème avec sa voix, c’est que c’est la sienne. Je ne lui demande pas de faire des efforts pour en changer, je veux juste qu’elle la boucle à jamais. »

Max a poussé un nouveau soupir, et le lecteur CD s’est subitement ouvert. Je ne sais pas si c’était un hasard ou s’il se servait de l’ordinateur pour me montrer son agacement.

« Tu n’es pas concentrée, m’a-t-il reproché.

— Non, ai-je admis. Et je vais devoir y aller : j’ai rendez-vous avec une copine. »

Il m’a regardée avec un air curieux. Et après, il prétendait ne pas s’intéresser aux ragots.

« Rendez-vous, genre, amoureux ?

— Elle est canon et conduit une dépanneuse, ai-je expliqué en guise de réponse.

— J’imagine que ça veut dire oui », a-t-il commenté en souriant.

J’ai haussé les épaules, un peu gênée.

« Je ne sais pas, ai-je admis. Je crois que j’aimerais, en tout cas.

— Ça te ferait du bien. Tu pourrais peut-être canaliser ton énergie de manière plus positive.

— Hein ? » ai-je fait.

Je ne voyais pas en quoi je canalisais mon énergie de manière spécialement négative.

« Tu pourrais faire autre chose que dire du mal des gens et chercher la bagarre », a-t-il expliqué avec un sourire en coin.

J’ai haussé les épaules, peu convaincue, et j’ai commencer à enfiler mes rangers.

« Tu as une piètre image de moi, ai-je fini par dire.

— Vraiment ? »

J’ai souri pendant que je terminais de boucler mes godasses.

« Ouais. Tu crois vraiment que sortir avec une fille va m’empêcher de chercher la bagarre et de dire du mal des gens ? La seule différence, c’est qu’on le fera à deux. »

•••

Je suis arrivée vers sept heures dix au bar où on s’était donné rendez-vous. J’étais un peu en retard, mais pas tant que ça non plus, par rapport à mes habitudes.

Ce qui m’angoissait, c’était plus que je n’étais pas complètement sûre qu’on me laisse rentrer. Pourquoi est-ce qu’elle avait voulu me filer rencard au Palace ?

Je me suis approchée prudemment de la vitre, histoire de voir si Alys était déjà à l’intérieur, et j’ai fait un petit bond en arrière en voyant la tête d’un mec se précipiter vers la mienne.

Il y a eu un léger « Bong ! » lorsqu’elle a heurté le verre et, quelque peu décontenancée, j’en étais encore à regarder la légère trace de sang qui était restée collée lorsque la porte du bar s’est ouverte.

Alys en est sortie d’un pas rapide avant de la claquer violemment. Puis elle s’est tournée vers moi, visiblement surprise de m’apercevoir. Surprise ou soulagée, je ne sais pas trop.

« Ah, tu es là, a-t-elle dit. On s’en va. »

J’ai eu envie de sourire : visiblement, je n’allais plus être la seule à être tricarde ici. Mais elle n’avait pas l’air au mieux de sa forme et je me suis retenue.

« Est-ce que ça va ? lui ai-je demandé alors qu’on commençait à s’éloigner.

— Non, a-t-elle répondu d’un ton sec. Quelqu’un m’a touchée là où je n’aime pas qu’on me touche sans autorisation. Ça m’a fait perdre mon sang-froid. Je n’aime pas perdre mon sang-froid. »

J’ai hésité à poser une main sur son épaule pour la réconforter, ou à la prendre dans mes bras, mais on ne se connaissait pas si bien que ça et, juste après une agression, elle risquait de mal le prendre.

Je m’en suis voulu de ne jamais savoir quoi faire dans ce genre de cas. J’ai hésité à lui demander, tout en me disant que ce n’était pas terrible, comme réaction.

C’est là que j’ai entendu la voix d’un mec derrière nous :

« Reviens, espèce de travelo ! Si t’as des couilles ! »

On s’est retournées toutes les deux et j’ai pu constater que deux types nous avaient suivies en dehors du bar.

Le premier, qui venait de parler, saignait du nez, et j’en ai déduit que c’était celui qui avait fait connaissance de façon intime avec la vitre. Il était de taille moyenne, visiblement plutôt costaud sans être colossal. Par ailleurs, il avait l’air d’avoir un peu de mal à marcher, et semblait donc peu dangereux.

Le second était un peu plus grand, un peu plus musclé, et un peu plus chauve, ce qui le rendait potentiellement plus nocif que son acolyte. Enfin, surtout les deux premiers points. Heureusement, avec ses bras croisés d’un air viril, il ressemblait un peu à monsieur Propre, et je le trouvais donc plus ridicule que menaçant.

« Travelo ? » ai-je demandé à voix basse alors qu’ils avançaient lentement vers nous, nous jaugeant sans doute.

Alys a soupiré.

« Ça fait dix minutes qu’il me fait chier avec ça, a-t-elle murmuré. Il a fini par me mettre la main entre les jambes.

— Oh, ai-je fait.

— Je lui ai mis mon genou entre les siennes et sa tête contre la vitre. »

J’ai souri. Je commençais vraiment à aimer cette nana.

« Alors, on se la joue moins ? » a repris Nez-cassé, qui s’imaginait sans doute que notre petite discussion en privé était un signe de trouille. « Je vais te faire regretter ce que tu m’as fait, travelo de merde. »

Alys a eu un petit sourire, et l’a dévisagé d’un air moqueur.

« Contrairement à ce que tu as l’air de croire, a-t-elle commencé à dire d’une voix calme, je suis une fille. Et je ne suis pas vraiment versée dans les concours de bites. »

Elle a alors glissé sa main dans son sac et en a sorti un revolver énorme. Nez-Cassé s’est raidi en voyant l’arme, et même monsieur Propre a tressailli. Moi, je me suis contentée de sourire.

« Maintenant, a repris Alys en faisant un geste nonchalant avec la main qui tenait l’arme, si vous voulez jouer à ça, j’ai un substitut correct. »

Ne voyant pas trop quoi dire, j’ai profité de l’échange d’amabilités pour sortir une cigarette et l’allumer avec mon gros Zippo. Accessoirement, ça me permettait d’avoir une certaine classe sans avoir de répartie.

« T’aurais pas les couilles ! » a gueulé monsieur Propre en décroisant les bras et en faisant un pas menaçant vers nous, avant de s’arrêter en voyant le sourire carnassier d’Alys.

Il aurait mieux fait de prendre exemple sur moi et de la fermer au lieu de dire une connerie. Cependant, je me suis dit qu’il était peut-être temps de caser une petite citation de l’inspecteur Harry. Vu le flingue de ma copine, ça me semblait approprié.

« Allez, vas-y, ai-je lâché en soufflant une bouffée de tabac. Fais-nous plaisir. »

Nez-cassé a fini par poser une main sur l’épaule de son camarade et ils sont retournés vers le bar, en traitant une dernière fois Alys de « travelo ».

Cette dernière a rangé son arme et m’a fait un petit signe de tête.

« Merci, a-t-elle dit.

— Pourquoi ? ai-je demandé.

— Beaucoup de gens n’auraient pas apprécié que je sorte ça.

— Ouais, ai-je fait en souriant. J’imagine que ces deux connards en faisaient partie. »

•••

Après notre petite altercation, on est rentrées chez moi à moto, l’occasion de réaliser que, bien que la jupe ne soit pas le plus pratique pour ce genre d’engin, ça n’était pas non plus complètement rédhibitoire.

« Waow », a fait Alys en retirant son casque pendant que je sortais les clés pour ouvrir ma porte d’immeuble. « Le tour en moto, c’est plutôt cool pour décompresser.

— Ouais, ai-je admis. C’est ce que j’ai fait valoir quand ils ont voulu me retirer le permis.

— Hein ?

— Ben, ai-je expliqué en appelant l’ascenseur, la moto est un bienfait social : si j’en ai pas, je tape plus de cons, et ça augmente le trou de la sécu.

— Et ça les a convaincus ? »

J’ai haussé les épaules alors qu’on se dirigeait vers le quatrième étage. En vérité, les résultats avaient été plutôt mitigés : si j’avais toujours un permis, c’était uniquement parce que je connaissais quelqu’un capable d’en faire des faux pas trop mauvais.

« Tu veux manger quelque chose ? ai-je demandé, histoire de changer de sujet. Je n’ai pas grand-chose chez moi, surtout si tu veux un truc un peu plus raffiné qu’une pizza surgelée.

— Là, je n’ai pas envie de voir des gens, a répliqué Alys tandis que j’ouvrais la porte de mon appartement. Et je ne suis pas d’humeur très raffinée.

— J’ai aussi de la bière et des chips », ai-je annoncé.

Elle a arboré un petit sourire avant de se laisser tomber sur le canapé d’un air las. J’ai décidé que ça voulait sans doute dire « oui » ou « peut-être » et je suis allée chercher un pack de Leffe et le sachet que j’avais ouvert plus tôt dans l’après-midi.

« Je suis désolée, a-t-elle dit alors que je revenais, ces deux types m’ont un peu… »

Elle a soupiré en faisant un bruit évocateur qui m’a arraché un sourire.

Je me suis assise à côté d’elle et lui ai passé les chips.

« J’imagine, ai-je dit.

— Qu’on me traite de travelo, c’est une chose. Ce qui me donne vraiment des envies de meurtre, c’est qu’un mec se sente autorisé à poser ses mains dégueulasses entre mes jambes parce qu’il a un doute sur ce qui s’y trouve.

— Ouais », ai-je fait, ce qui m’a aussitôt paru comme un soutien relativement léger, mais je ne voyais pas quoi dire d’autre.

Alys a mangé deux chips puis m’a fait un sourire.

« Au moins, on leur a fait peur.

— Tu parles ! Ils chiaient dans leur froc. Ton flingue, c’est un vrai ?

— Le canon est bouché. C’est fait pour les films, à la base. Le truc bien, c’est que face à ça, les gens prennent rarement le temps de voir que ça ne peut pas tirer. »

Je n’ai rien dit, mais je n’étais pas complètement convaincue. À moins d’être vraiment doué en bluff, sortir une arme factice me semblait dangereux : si on tombait sur quelqu’un qui jouait au con, on était mal barré. D’un autre côté, Alys semblait ne pas être trop mauvaise en bluff et se débrouillait assez bien pour ce qui était de jouer au con.

Elle a posé sa tête contre mon épaule, puis a attrapé une bouteille de bière. J’allais lui passer le décapsuleur, mais elle a négligemment passé le goulot entre ses dents et tiré d’un geste brusque, avant de recracher la capsule.

J’ai cru que j’allais avoir un orgasme en la voyant faire.

« T’as le coup de main, ai-je simplement remarqué.

— De bonnes dents, surtout. »

J’ai souri et j’ai pris quelques chips à mon tour, avant d’ouvrir ma bouteille de manière plus conventionnelle.

« Sans vouloir être indiscrète, ai-je demandé, pourquoi est-ce qu’ils t’ont traitée de travelo ?

— Ben, tu sais ? a répondu Alys sur un ton léger. La misogynie, ce genre de choses. J’ai une jupe trop minie, et des bas trop résille, et des cheveux trop longs, et des ongles trop vernis, et je suis trop maquillée comme une voiture volée. C’est suspect, alors ils se demandent pourquoi j’ai besoin d’en faire autant. »

J’ai hoché la tête puis avalé une gorgée de bière.

« Je ne te trouve pas vraiment maquillée comme une voiture volée, ai-je protesté en la regardant. C’est plutôt discret.

— En fait, je n’ai jamais trop compris cette comparaison, a-t-elle répliqué en souriant. Je suis toujours partie du principe que lorsqu’on me demandait de maquiller des voitures volées, l’objectif était justement d’avoir quelque chose de relativement discret. »

J’ai hésité à argumenter, mais la discussion risquait de prendre deux directions : la cosmétique ou la mécanique. Bien que plus intéressée par le second sujet, ce n’était pas vraiment ce dont j’avais envie de parler à ce moment précis.

« En tout cas, ai-je repris, j’aime bien tes cheveux trop longs et tes ongles trop vernis. Et ta capacité à ouvrir les bières avec les dents, à conduire une dépanneuse et à menacer les gens avec un gros flingue. Je peux t’embrasser ? »

Elle a avalé une dernière gorgée de bière, puis a collé ses lèvres contre les miennes en caressant ma mèche de cheveux et une boucle d’oreille entre ses doigts.

On s’est bécotées pendant une dizaine de minutes, puis Alys a prétexté qu’il faisait beaucoup trop chaud chez moi pour me demander si elle pouvait retirer son tee-shirt. Je n’ai évidemment pas dit non.

« Tu trouves que je suis trop rapide ? a-t-elle demandé alors qu’elle faisait glisser ma main gauche contre son sein droit.

— Non », ai-je répondu avant de lui embrasser le cou tout en tripotant son téton.

Elle s’est mise à caresser l’arrière de mon crâne et a guidé doucement ma tête au niveau de sa poitrine. J’ai obéi docilement et j’ai commencé à lui lécher une aréole, tandis qu’une main partait s’aventurer le long de sa jambe couverte de résille.

« Il faut que je vérifie quelque chose, a-t-elle soufflé.

— C’est vraiment le bon moment ? » ai-je demandé alors que je commençais à faire remonter une main contre sa cuisse.

Elle a hésité un instant, puis m’a fait un grand sourire.

« Je suppose que ce n’est pas vraiment la peine. »

Pendant que mes doigts remontaient le long de sa jarretelle, j’ai passé mon autre main dans ses cheveux et j’ai fait glisser quelques mèches entre mes doigts.

Elle s’est remise à me léchouiller le cou, tandis que ma main atteignait la limite de sa culotte.

« Tu sais, c’est idiot, m’a-t-elle confié, mais malgré l’altercation de ce soir, j’avais peur que tu n’aies pas compris que j’étais une fille transsexuelle. »

Je l’ai regardée dans les yeux, un peu surprise. Un certain nombre de choses me sont revenues en mémoire et ont pris un sens différent. Comme le fait que les flics l’aient appelée « Monsieur » ou certaines phrases qui ressemblaient maintenant furieusement à des insinuations ou à des perches tendues.

Ben merde, ça, je ne l’avais pas vu venir.

J’ai néanmoins fait des efforts pour masquer ma surprise et je lui ai fait un petit sourire, espérant avoir l’air sûre de moi.

« Évidemment que j’avais compris, ai-je ré-pondu. C’est juste que tant que tu ne disais rien explicitement, je faisais semblant de ne rien savoir. »

Et voilà, admirez le retournement de situation. Au lieu de passer pour une buse finie, je pouvais faire croire que mon ignorance était feinte et que j’étais une personne pleine de tact.

Cela n’a pas pleinement fonctionné, et Alys a éclaté de rire.

« Tu bluffes ! » s’est-elle exclamée.

J’ai grimacé, dépitée que mon subterfuge n’ait pas fonctionné.

« D’accord, ai-je admis, je n’avais pas compris. Maintenant, on peut revenir sur ce qu’on était en train de faire, plutôt que d’insister sur mon incapacité à comprendre des indices subtils ? »

•••

J’étais dans un train qui roulait à grande vitesse, camouflée d’une certaine façon au milieu de gens parfaitement ordinaires : hommes d’affaires occupés à pianoter sur leur ordinateur, couples avec des gamins pénibles, jeunes écoutant de la musique trop fort dans leur baladeur.

Et puis les policiers arrivaient, deux de chaque côté du wagon, et commençaient à vérifier l’identité de tout le monde. Je prenais alors conscience que j’étais recherchée.

C’était un rêve que je faisais de manière assez régulière et il ne se terminait pas toujours de la même façon : cauchemar parfois, quand je me retrouvais abattue par la police ; remake plutôt sympathique de film d’action dans d’autres cas, quand je sautais par la fenêtre sur la moto d’une complice ou que je fuyais en bondissant sur les toits des wagons.

J’ai réalisé que ça prendrait cette fois-ci une tournure différente lorsque ma voisine m’a demandé pourquoi les policiers me recherchaient.

« Pardon ? ai-je fait, peu habituée à ce genre de rebondissement.

— Il est évident que c’est toi qu’ils cherchent. Qu’est-ce que tu as fait ? Vol ? Enlèvement ? Meurtre ? »

J’ai tourné la tête. Ma voisine était la brunette gothique qui m’avait déjà posé des questions étranges une nuit précédente.

« Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat, ai-je répondu d’un air las. Qu’est-ce que tu veux ? »

Lilith a soupiré. Le wagon était maintenant entièrement vide. Plus de policiers, plus de gens normaux.

« Je voulais juste vérifier comment tu te portais. Alors, toi et Alys, ça va bien ? »

J’ai levé les yeux au ciel, et j’ai sorti une cigarette de mon blouson en cuir, histoire de me donner une contenance.

« Tu es quoi, au juste ? ai-je demandé après avoir soufflé une bouffée de tabac. Sa mère ? Une vieille amante aigrie ?

— Rien de tout ça, a-t-elle répliqué. D’accord, peut-être un peu la vieille amante. Mais je ne suis pas aigrie.

— C’est toujours ça.

— J’étais un peu inquiète, te concernant, a-t-elle admis. Maintenant, j’ai l’impression que tu es plus complexe que je ne le pensais.

— Et c’est bien ?

— Je ne sais pas. Tu as au moins l’air d’être capable de ne pas trop la juger, et c’est bien. Peut-être que tu peux apporter quelque chose de positif à Alys. »

J’ai haussé les épaules. Niveau capacité à ne pas trop juger les autres, j’aurais bien aimé que Lilith en prenne de la graine. J’avais l’impression de subir l’interrogatoire d’une future belle-mère.

« Parfait, ai-je dit. Ça veut dire que tu vas arrêter de venir polluer mes rêves ? »

Lilith a souri d’un air joyeux, puis a posé sa main sur mon bras.

« Je suis désolée. Tu dois me trouver envahissante.

— Ouais. Sans compter que je n’aime pas les rêves chiants et que, sans vouloir te vexer, entre les cours de mythologie et ta volonté de protection à la noix, tu les fais largement rentrer dans cette catégorie.

— La mythologie n’est pas ennuyeuse ! » a protesté Lilith d’un ton vif.

J’ai lâché un soupir. Manifestement, elle ne semblait pas décidée à comprendre ma tirade sur les rêves chiants, bien au contraire.

« Comment tu peux dire ça ? a-t-elle repris. Avec le tatouage que tu portes, avec le nom que tu as choisi, Léviathan ?

— Oh, génial, tu as deviné mon nom complet », ai-je répliqué, sarcastique, en écrasant ma clope contre le siège de devant. L’intérêt des rêves, c’est que je ne risquais pas de me faire engueuler pour vandalisme.

« Ça m’a totalement convaincue, je vais aller m’enfermer dans une bibliothèque dès demain.

— Mais tu ne vas pas me dire que ce n’était pas en référence au monstre mythique, à la Bête de l’Apocalypse, à…

— Non, ai-je coupé. J’ai pris ce nom parce qu’on me traitait de « grosse baleine » à cause de mon poids. Léviathan, ça faisait un peu plus cool et c’était une façon de les envoyer se faire mettre. Et aussi, accessoirement, j’aime bien les serpents. »

Lilith m’a regardée d’un air boudeur, puis a pris une grande respiration, comme pour se calmer. Je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait se mettre dans des états pareils pour ce genre de conneries.

« D’accord, ai-je admis sur un ton conciliateur, c’est aussi sympa d’être la Bête de l’Apocalypse. Je note ça. Cela dit, je n’aime pas avoir droit à des cours quand je dors. Je préfère les rêves érotiques. »

Vu les circonstances, ça ressemblait furieusement à une invitation scabreuse. Moi et mon sens de la finesse.

« Je suis désolée pour ces intrusions, a repris Lilith sur un ton calme. Je voulais juste être rassurée concernant Alys avant de disparaître pour de bon. Je ne te dérangerai plus.

— Comment ça, pour de bon ? », ai-je demandé, mais elle n’était déjà plus là.

Dix-sept jours
avant que je descende Alys

Je me suis réveillée, l’esprit un peu en vrac, des bribes du rêve toujours en mémoire, même si tout me semblait beaucoup plus vague à présent.

J’ai tourné la tête vers Alys, qui dormait d’un sommeil paisible à côté de moi. Elle avait toujours la chemise de policière que je lui avais prêtée lors d’un de nos jeux érotiques.

Très malin, soit dit en passant, d’utiliser une pièce à conviction à des fins purement fétichistes et sexuelles. Cela dit, ça avait valu le coup.

J’ai grimacé en repensant au rêve que je venais d’avoir, moins plaisant que les petits jeux auxquels Alys et moi nous étions livrées la veille. C’était le deuxième et ça commençait à devenir bizarre.

Je me suis demandé si c’était une sorte de message que mon subconscient essayait de me faire passer, ou si c’était lié d’une façon ou d’une autre à la fille qui dormait à côté de moi.

Avec les mèches blondes qui lui couvraient en partie le visage et l’air paisible qu’elle arborait en dormant, on aurait dit un ange, mais je savais que ce n’était qu’une apparence et que la réalité était assez différente.

C’était bien pour ça qu’elle me plaisait.

Chapitre 3. Tatouages et mutilations

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Douze jours
avant que je descende Alys

Installée dans une crêperie, j’attendais Alys depuis environ dix minutes en m’abrutissant devant l’un des nombreux écrans télés. Pour l’heure, ils diffusaient surtout des publicités, mais ça ne m’empêchait pas de regarder.

C’était un mardi, quelques minutes après midi. Alys s’était encore absentée ce week-end – elle avait été plutôt évasive sur les raisons, et je n’avais pas insisté. On s’était donné rendez-vous pour sa pause déjeuner.

Elle est arrivée vers midi et quart et m’a fait un petit signe de tête avant de s’asseoir à côté de moi. Elle n’avait pas l’air en grande forme, et la trace d’un coup marquait la partie droite de son front.

Qu’est-ce qu’elle avait bien pu faire ce week-end ?

« Salut, a-t-elle dit. Désolée pour le retard.

— Pas de problème, ai-je fait en souriant. Je n’ai pas encore commandé.

— Tu es un ange. »

Elle s’est mise à regarder le menu, concentrée.

« Qu’est-ce qui est arrivé à ton visage ?

— Je me suis pris une porte », a-t-elle répondu sans lever les yeux du menu.

Je n’ai rien dit, mais elle a remarqué mon expression dubitative devant le côté « excuse toute trouvée ».

« La porte du coffre d’une bagnole, a-t-elle ajouté. Avec le bord bien tranchant.

— Oh, ai-je fait.

— Ne t’en fais pas. Je ne suis pas allée me bagarrer sans toi. »

Elle a retiré son blouson et un serveur est venu prendre nos commandes. J’ai pris une crêpe salée, tandis qu’Alys s’est contentée, sur la sienne, de glace et de chocolat.

« C’est pour une étude scientifique, a-t-elle dit en voyant mon expression. Je suis sûre qu’on peut vivre en mangeant uniquement du chocolat.

— Et de la glace ?

— Ouais, ça aussi. »

J’ai effleuré son ventre presque plat de la paume de ma main.

« Si tu arrives à tenir un tel régime et à garder cette silhouette, je crois que je vais être jalouse.

— Pourquoi ? a-t-elle demandé en regardant mon ventre à moi, beaucoup moins plat. Je ne vois pas de qui tu pourrais être jalouse. Je ne connais pas beaucoup de nanas qui ont la moitié de ta classe de grosse butch.

— Je suppose », ai-je admis en haussant les épaules.

J’avais un rapport assez contradictoire avec ma grosseur : d’un côté, ça m’arrivait d’en être super fière, et de l’autre je me disais souvent que j’aurais préféré être mince et ne pas avoir à en être fière.

Enfin bon, on fait avec ce qu’on a.

« Et tu as ce tatouage, a ajouté Alys en posant ses doigts sur mon serpent noir. Je t’ai dit que je l’aimais beaucoup ?

— Je crois », ai-je répondu.

Un petit sourire mesquin aux lèvres, elle a passé sa main sur la partie scarifiée d’un geste tendre.

« Le serpent… il y a plein de symboles qui sont attachés à cet animal.

— Ouais, je sais. La Bible, tout ça. C’est une façon de prévenir les gens qu’ils feraient mieux de ne pas me faire confiance. »

•••

On avait à peu près fini de manger. Plus exactement, j’avais à peu près fini de manger et je commençais à piquer la glace au chocolat d’Alys. Elle, de son côté, semblait complétement hypnotisée par une brève du journal de treize heures.

Je me suis tournée à mon tour vers ce qu’elle regardait. Il était question d’une nouvelle victime du tueur en série du moment. La troisième fois en trois semaines. Toujours des femmes.

« Encore un taré misogyne, ai-je constaté.

— Je ne sais pas, a dit Alys, qui semblait vraiment captivée par les quelques informations relayées.

— Oh, alors c’est quoi pour toi ? Un type parfaitement sain ?

— Aucune idée, a-t-elle dit avec un léger sourire. Seulement, je ne suis pas sûre qu’on puisse partir du principe qu’il n’y ait qu’une seule personne derrière ça.

— Et qu’est-ce qui vous amène à penser ça, docteur Holmes ? » ai-je raillé.

Elle n’a rien dit pendant un moment, toujours scotchée aux informations qui s’attardaient comme des vautours sur le chagrin de la famille de la victime.

« C’est Watson qui est docteur, a-t-elle finalement répondu. Pas Sherlock Holmes. »

J’ai haussé les épaules, profitant de sa distraction pour lui piquer une nouvelle cuillerée de glace. Je m’y connaissais moins sur ce sujet qu’en inspecteur Harry.

Le journal est passé à autre chose : sans transition, la présentatrice a annoncé un reportage sur la préparation du prochain match de l’équipe nationale de football.

« J’ai un cadeau pour toi », a alors annoncé Alys en sortant quelque chose de la poche intérieure de son blouson.

J’ai souri lorsqu’elle m’a tendu un flacon tout neuf de vernis noir. J’allais encore pouvoir m’en foutre partout.

« Tu es trop gentille. Comment je pourrais te remercier ?

— Je ne sais pas », a-t-elle répondu en commençant à me caresser le bras, ses doigts s’arrêtant le long de mon tatouage.

« J’ai peut-être une idée », ai-je dit en posant une main sur sa jambe.

J’ai jeté un coup d’œil circulaire sur la clientèle de la crêperie, plutôt straight et bon chic bon genre. Ils avaient l’air de trouver déjà bien suffisant qu’une fille caresse le bras d’une autre.

« Enfin, on ira peut-être faire ça ailleurs. »

Alys a haussé les épaules et m’a fait un sourire mi-sadique, mi-aguicheur.

« Pour certains, je crois que notre amour est une déclaration de guerre.

— J’aurais dû mettre mon treillis, alors », ai-je répondu avant de lui rouler un patin assez ostentatoire.

•••

On en était encore à se rouler des pelles lorsque plusieurs coups de klaxon ont retenti devant le restaurant.

« Mince, a soupiré Alys. Je crois que c’est mon chef.

— Ta pause est déjà finie ?

— Apparemment. On se voit ce soir ? »

Je lui ai fait un petit signe de la main alors qu’elle montait dans une dépanneuse. Notre rendez-vous avait été beaucoup trop court à mon goût, mais je devais lui reconnaître un certain panache en ce qui concernait la sortie.

N’ayant pas grand-chose à faire de l’après-midi, je me suis dit que je pouvais prendre mon temps et j’ai donc entrepris de terminer consciencieusement les quelques morceaux de crêpe qui restaient encore.

L’addition réglée, j’ai décidé de jouer un peu avec le vernis avant de partir. Je voulais faire ça mieux que la première fois mais, malgré mon application, le résultat restait décevant. Un jour, me suis-je jurée, je serais aussi douée que ma copine.

J’ai finalement quitté le restaurant environ un quart d’heure après elle, et je me suis dirigée vers ma moto avec insouciance. Bien mal m’en a pris, car je n’ai pas fait attention aux trois types patibulaires qui m’attendaient au coin de la rue, juste à côté de ma bécane.

J’ai reconnu le plus grand lorsqu’il m’a plaquée contre le mur en m’attrapant par les deux bras. Vu sa taille comparée à la mienne, j’avais les yeux juste en face du tatouage moche en forme de croix gammée qu’il avait dans le cou. C’était le connard qui m’avait pris la tête deux semaines plus tôt parce que j’avais fait mine de m’intéresser à sa nana.

« Attention ! ai-je fait sur un ton léger. Mon vernis n’est pas sec.

— Joue pas à la maligne, connasse ! »

J’ai essayé de détourner la tête loin de son visage et de sa tendance à postillonner. Je me suis demandé si c’était une façon volontaire de me cracher à la figure. Probablement pas.

« D’accord, ai-je soupiré. C’est encore parce que j’ai dragué ta copine ? T’as vraiment besoin de prouver ta virilité, hein ? »

Un de ses acolytes a sorti un couteau à cran d’arrêt d’un geste menaçant et je me suis dit qu’il vaudrait mieux arrêter de jouer au con.

Cela dit, je me connaissais assez pour savoir que je ne pourrais pas m’en empêcher.

« C’est à propos de ton copain le travelo, a repris Tatouage Moche. Tu vas me dire où il habite.

— Tu sais, c’est une fille. On dit « elle ». Tu aurais appris ça si tu étais allé à l’école.

— Te fous pas de ma gueule ! a-t-il repris en resserrant sa prise contre mes bras. Je sais ce que ton pote a entre les jambes. »

J’ai dégluti et j’ai fait la grimace, incapable de bouger plus.

« Oh mon Dieu, ai-je soupiré. Vous avez couché ensemble ? Et dire qu’elle refusait de s’en servir avec moi. Je suis si… »

Je n’ai pas pu terminer ma phrase, car le connard m’a collé une grosse beigne.

« Ne me traite pas de pédé ! » a-t-il dit en levant le poing qui m’avait déjà frappé.

J’avais la tête qui tournait à cause du choc, et la douleur commençait à me vriller le crâne, mais j’étais encore capable de compter jusqu’à deux : s’il levait sa main pour me montrer qu’il allait me cogner dessus à nouveau, ça voulait dire qu’il ne me bloquait plus qu’un seul bras.

« Ça ne me viendrait pas à l’esprit, ai-je répondu en souriant. Surtout que si tu te limites aux organes génitaux, on devrait plutôt t’appeler Mademoiselle. »

Il est resté sans comprendre un quart de seconde, puis son visage a littéralement changé de couleur lorsque ma main s’est resserrée sur ses testicules.

J’en ai profité pour me libérer et me précipiter vers ma moto. J’étais en train de la faire démarrer lorsqu’un des sous-fifres de Tatouage Moche m’a sauté dessus.

Quelque peu déstabilisée, j’ai néanmoins donné un grand coup d’accélérateur. Le type s’est accroché alors que ma bécane manquait de nous expulser tous les deux. Heureusement que celui-là n’avait pas de couteau, sinon j’aurais fini méchamment poignardée. Là, il m’a juste un peu griffée au visage.

« Mais tu vas descendre de là, espèce de trou du cul nazi de merde ! » ai-je râlé en lui donnant de gros coups de coude, pendant que ma moto avançait en zig-zag.

J’ai finalement réussi à l’envoyer balader à grands coups de virages dangereux, et il a failli se faire écraser par une voiture. Manque de pot, celle-ci l’a évité.

J’ai pris le temps de m’arrêter pour lui faire un bras d’honneur avant de dégager de là. Question de principe.

•••

En rentrant chez moi, j’ai réalisé que les griffures que m’avait faites le facho étaient plus profondes que je ne le croyais : mon visage était en sang, et ça continuait à couler. J’avais même fait une tache sur mon tee-shirt. Je n’aurais jamais pensé que les skinheads avaient les ongles aussi longs.

J’ai mis quelques pansements sur mon visage et j’ai regardé un film où des nazis se faisaient tabasser violemment, histoire de me défouler. J’ai mangé des chocolats devant ; ou plutôt, je m’en suis goinfrée à en avoir envie de vomir, ce que j’ai fait ensuite, et après ça allait mieux.

Mon psy avait passé des tas de séances à m’expliquer qu’il fallait que j’exprime mes pulsions de manière plus saine que par la bouffe et la boulimie mais là, la seule alternative que je voyais, niveau pulsion, c’était de prendre mon flingue et d’aller retrouver ces trous du cul.

Je me suis vaguement demandé si mon psy aurait pu me faire un mot qui aurait tenu face à un tribunal, puis j’ai réalisé qu’il commençait à se faire tard et je me suis décidée à laisser tomber mes idées noires et à partir pour le Black Angel.

Ce dernier était un peu, genre, le bar plutôt lesbien et un peu cool de la ville ; ce qui expliquait qu’il était aussi celui dans lequel je traînais le plus. C’est là qu’on s’était donné rendez-vous avec Alys.

Quand je suis arrivée, il n’y avait personne que je connaissais, et je me suis dit que je pourrais profiter de mon avance pour retirer ces affreux pansements de mon visage. Je n’avais pas envie de ressembler à Toutankhamon.

À peine entrée aux toilettes, j’ai entendu Alys arriver dans le bar. À en juger par les voix qui me parvenaient, elle était accompagnée de Max et Cecilia. C’était surtout la présence de cette dernière qui me perturbait.

Je pouvais comprendre qu’on puisse avoir un nom ridicule, mais les personnes trans le choisissaient plus ou moins, en général. Sérieusement, Cecilia ?

Je ne voyais vraiment pas pourquoi Max avait eu l’idée de malheur de sortir avec elle.

J’ai hésité à leur dire que j’étais là, mais j’avais encore mes pansements. Ça ne faisait pas hyper classe, et je ne voulais pas donner une mauvaise impression à Alys.

« Alors ? a demandé Cecilia de sa voix insupportable. Tu… euh, tu t’intègres bien ?

— Je ne suis pas très intégrée de manière générale », a répliqué Alys.

J’ai souri dans le miroir, puis j’ai entrepris de retirer un pansement et mon sourire s’est figé. J’avais des sales traces de sang sur la gueule, et un bleu à cause du coup que je m’étais pris. Putain, il n’aurait pas pu me frapper ailleurs ? Je n’avais pas peur de la douleur, mais je tenais à mon joli minois.

« T’as pu faire quelques connaissances ? a demandé Max. Depuis la dernière fois ?

— Ouais. D’ailleurs, j’ai un rendez-vous ce soir. C’est un peu pour ça que je suis venue ici, honnêtement. Elle ne devrait pas tarder.

— Un rendez-vous, genre, amoureux ?

— Genre, ouais.

— Et c’est qui ?

— Une butch hyper canon. Elle s’appelle Lev. Vous vous connaissez peut-être. »

Butch hyper canon ? J’aimais bien qu’on parle de moi comme ça. J’avais peut-être bien fait de rester aux toilettes.

« Oh, oui, a fait Max. On se connaît.

— Lev ? s’est exclamée Cecilia. Lev la transphobe ? »

Peut-être que j’aurais mieux fait de me montrer dès le début, finalement. Entendre ses amis parler de soi quand ils croient qu’on n’est pas là peut entraîner de mauvaises surprises. Et pourtant, une sorte de force obscure me poussait à rester pour continuer à écouter.

La curiosité, je crois que ça s’appelle.

« Je ne sais pas, a dit Alys. Elle avait l’air plutôt cool avec moi. Si tu vois ce que je veux dire.

— Juste par curiosité, a demandé Max, tu lui as dit que tu étais trans ?

— Non, a-t-elle répondu après un temps d’hésitation. Pas vraiment. Ce n’est pas évident ? »

Mais qu’est-ce qu’elle racontait ? Soit elle voulait les faire mariner, soit elle tenait à entendre tout le mal qu’ils pouvaient bien dire de moi. J’espérais en tout cas que ce n’était pas parce qu’elle avait oublié notre soirée de la veille.

« Et tu comptes lui dire avant… euh, de coucher avec elle ? »

C’était la voix de Cecilia, qui semblait inquiète de ma réaction. À croire qu’elle me prenait pour un mec hétéroplouc qui découvre que la meuf qu’il a embrassée est trans, crie d’effroi et va vomir de dégoût.

Certes, je n’étais peut-être pas très bien placée pour donner des leçons, niveau vomissements. Cela dit, l’idée d’embrasser Alys était bien le truc qui m’aurait dissuadée de gerber : je n’avais pas envie qu’elle trouve que ma bouche avait un goût dégueulasse.

Sur ces hautes considérations, j’ai décidé qu’il était peut-être temps d’arrêter d’espionner depuis les toilettes et je suis ressortie, non sans avoir passé les écouteurs de mon baladeur, histoire de faire croire que je n’avais rien entendu.

« Salut », ai-je lancé, et les discussions ont subitement cessé.

Alys m’a fait un grand sourire pendant que j’enlevais mes écouteurs. J’ai alors réalisé qu’elle était encore plus grande que d’habitude, et que c’était dû à des talons-aiguilles impressionnants.

« Oh, mon Dieu, ai-je fait en voyant les godasses. Il n’y a pas une loi contre ça ?

— Quoi ?

— Genre, la loi de la gravité ?

— La gravité, c’est une construction sociale », a répondu Alys sur un ton très sérieux.

Je l’ai embrassée, en me mettant sur la pointe des pieds.

« Et sinon, ai-je demandé sur un ton léger, vous discutiez de quoi ?

— De relations avec des trans, a répondu Cecilia sans chercher à mentir. Comment tu réagirais, toi ?

— Comment je réagirais à quoi ? »

Alys a lancé un vilain regard à Cecilia, genre « on est obligés de partir sur ce sujet ? » mais, comme celle-ci avait la vigilance d’une huître, elle n’en a rien perçu.

« Si tu découvrais que la nana avec qui tu t’apprêtes à coucher est trans. On se disait que certaines personnes pouvaient être déstabilisées ou voir leur identité remise en cause et réagir de manière inappropriée. Tu en penses quoi ? »

Alys m’a fin un clin d’œil. J’ai décidé de jouer le jeu.

« Les mots « déstabiliser », « remise en cause » ou « manière appropriée » ne font pas franchement partie de mon vocabulaire. »

J’étais assez fière de ma répartie, sur ce coup-là.

« Je n’étais même pas sûr que le mot « vocabulaire » fasse partie de ton vocabulaire, a répliqué Max en collant sa tête contre l’épaule de Cecilia. Mais sérieusement, tu pourrais faire l’amour avec une trans ? »

J’ai haussé les épaules d’un air insouciant, essayant de trouver une autre phrase cinglante.

« Non, ai-je finalement répondu. Je ne fais pas dans l’amour. »

Je me suis ensuite tournée vers Alys et je lui ai fait un petit signe de tête pour lui montrer une petite table un peu isolée.

« Je peux te parler en privé deux secondes ? ai-je demandé. À propos de ce que tu m’avais promis avant qu’on s’embrasse ?

— Oui ? a-t-elle fait en fronçant les sourcils.

— J’ai peur que tu m’aies, tu sais, trompée sur la marchandise ? »

Alys a pris son verre et m’a suivie un peu à l’écart. Ça devait faire un peu conspiratrices, vu de l’extérieur ; ou peut-être dispute de couple, je ne sais pas trop.

« C’est quoi ces histoires ? ai-je demandé pendant qu’elle s’asseyait sur la table. Pourquoi tu leur fais croire que je ne sais pas que tu es trans ?

— Je ne voulais pas risquer de ternir ta réputation. C’est de ça dont tu voulais me parler ? »

J’ai fait non de la tête. Si seulement il n’y avait eu que ça.

« Tu te rappelles la promesse que tu m’avais faite avant notre premier baiser ?

— Non, a-t-elle admis.

— Que je n’allais pas me faire frapper par un skin nazi ? »

Elle a froncé les sourcils, puis a hoché la tête, sans doute pour me signifier qu’elle s’en souvenait.

« Ben, le con au tatouage moche dont je t’avais parlé. Il te cherchait.

— Il t’a agressée ?

— Un peu. Je me suis enfuie avant qu’il me fasse bien mal, mais il voulait savoir où tu habitais. »

Elle a paru embêtée. Je m’en suis un peu voulu de lui jeter ça dans la figure un soir où on était censées plutôt s’amuser.

« Je suis désolée, a-t-elle dit. Apparemment je t’ai mise en danger.

— C’est du danger que je peux gérer, ai-je répliqué. Je voulais juste te prévenir. »

Elle a baissé la tête. J’ai posé ma main sur son bras pour la réconforter, mais je me trouvais bien pataude.

« Je voudrais pouvoir t’aider. Est-ce qu’il y a des choses qu’il faudrait que je sache ? »

Elle m’a regardée quelques secondes, puis a secoué la tête.

« Non, a-t-elle répondu. Rien de spécial. »

Elle mentait, ça me semblait évident, mais je n’avais pas envie d’insister. C’était peut-être encore un peu tôt pour qu’elle me confie ses secrets les plus sales. Après tout, de mon côté, je n’avais pas vraiment envie de lui avouer que j’étais une braqueuse à la petite semaine.

Mais peut-être qu’elle me faisait plus confiance que je ne le pensais. Alors que je m’apprêtais à me diriger vers le bar, elle a posé sa main sur la mienne.

« Tu sais, a-t-elle dit, l’enterrement de mon amie ? Où je suis allée le week-end dernier ?

— Oui ?

— Elle a été assassinée. »

J’ai baissé la tête, gênée. Ce n’était pas le genre de révélations auxquelles je m’étais préparée.

« Je ne suis pas Sherlock Holmes, a-t-elle repris. Ni l’inspecteur Harry. Seulement, j’étais juste un peu… curieuse. J’ai posé quelques questions.

— Tu crois que c’est lié avec les skinheads ? »

Elle a haussé les épaules, manifestement peu convaincue.

« Je ne sais pas. Je n’avais pas réalisé que je pourrais te mettre en danger.

— Ce n’est pas ta faute.

— Pas vraiment, a-t-elle admis. Simplement, je comprendrais que tu n’aies pas envie de fricoter avec une cinglée qui joue aux détectives amateurs. »

J’ai souri et j’ai caressé une mèche de ses cheveux. Tant qu’elle ne s’amusait pas à enquêter sur moi, ça ne me gênait pas.

« Écoute, Alys, ai-je dit avec une voix que j’espérais douce. Ce que je voulais te dire, c’est que justement je n’avais aucun problème… »

J’ai remarqué alors que ses yeux s’étaient tournés, et j’ai eu le temps d’apercevoir Max qui s’approchait de nous avant de terminer la phrase.

« … aucun problème avec… tu sais, ce que tu es, et tout, ai-je terminé à la hâte. Sincèrement. J’ai, euh, vu des films… »

Max a fait une grimace. J’espérais que c’était plus de l’amusement que du dégoût.

« Désolé, a-t-il dit. J’interromps peut-être une conversation privée, mais je voulais vous dire qu’on va rentrer, Cecilia et moi.

— Elle ne reste pas ? ai-je demandé. Comme c’est dommage.

— Vous venez chez moi, après ? Pour la fête ?

— Quelle fête ? »

Max a soupiré d’un air las, et j’ai compris que ça devait être quelque chose dont il m’avait déjà parlé.

« Mon anniversaire, tu te souviens ?

— Oh, bien sûr, me suis-je exclamée. Comment aurais-je pu oublier ? »

Alys a regardé Max et Cecilia partir en se tenant par la main.

« Ils sont ensemble, a-t-elle constaté.

— Ouais, ai-je soupiré.

— Et tu n’aimes pas ça.

— Pas vraiment, ai-je admis avant d’avaler une gorgée de bière. Si on revenait aux histoires de détectives, Sherlock ?

— Non, a répliqué Alys avec un sourire mesquin. Je préfère les ragots. Pourquoi est-ce que tu n’aimes pas Cecilia ? »

Voilà vraiment le sujet que je voulais éviter.

« C’est une longue histoire.

— On a le temps.

— Écoute, je n’ai pas envie d’en parler. »

Alys a froncé les sourcils.

« Voyons… tu pourrais lui en vouloir… par jalousie, par exemple. Tu es attirée par Max ?

— Quoi ? ai-je fait. C’est un mec !

— Un mec trans. Il y a des gouines qui kiffent ça. Pas toujours de manière très respectueuse, soit dit en passant.

— Je suis peut-être irrespectueuse de temps en temps, ai-je admis, mais il n’y a pas moyen que je couche avec un mec, trans ou pas.

— Non », a-t-elle dit, toujours aussi concentrée. « Ce n’est donc pas ça. Voyons… c’est avec elle que tu veux coucher, mais elle refuse, et tu lui en veux à cause de ça ?

— Je suppose, ai-je dit d’une voix blanche. Ça, et le choix de son prénom pourri.

— Nan, a-t-elle fait. Tu ne réagirais pas comme ça. Voyons… oh ! »

Son visage s’est éclairé, et elle m’a regardée avec un grand sourire.

« Vous couchez ensemble, a-t-elle dit, mais vous ne voulez pas que Max le sache. Alors vous faites semblant de vous détester. »

J’ai soupiré en évitant de croiser son regard.

« J’ai raison ! s’est-elle exclamée. Nom de Dieu, ce que tu peux être tordue !

— Je ne fais pas semblant sur tout, ai-je protesté. Je suis sincère quand je dis qu’elle a un nom ridicule. »

Alys a avalé quelques gorgées de bière en me regardant d’un air un peu trop soupçonneux à mon goût.

« Qu’est-ce qu’il y a ?

— Du coup, je me demandais si tu n’étais pas une sorte de transloveuse qui recherchait sa dose d’exotisme là où elle le pouvait.

— Ouais, ai-je répondu. C’est juste dommage que tu ne sois pas asiatique en plus. »

Elle a secoué la tête en souriant, façon de dire « je devrais te gronder mais comme tu m’as fait rire ça ira pour cette fois ».

Quant à moi, j’étais en train de me dire qu’il était temps d’en revenir à nos moutons assassinés.

« Tu sais, ce que je voulais dire avant d’être coupée, c’est que je n’ai aucun problème avec ce que tu peux faire de légal ou d’illégal ou de sherlock-holmesque ou de je ne sais quoi. Je ne vais pas te juger, d’accord ? Sauf que, sans vouloir faire l’emmerdeuse ou l’oiseau de mauvais augure, le nazi voulait ton adresse. Je ne sais pas ce qu’il te reproche, mais peut-être que je peux t’aider ? »

Alys m’a regardée d’un air songeur pendant quelques instants.

« Tu penses que j’ai besoin d’une butch garde du corps pour me protéger ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit, ai-je protesté.

— Je sais », a-t-elle fait en hochant la tête.

Elle est restée silencieuse quelques instants, le temps de terminer son verre et de me regarder dans les yeux.

« J’apprécie que tu veuilles m’aider, a-t-elle dit. Seulement, je n’ai pas envie de te faire prendre des risques.

— Mais je…

— Je vais y réfléchir, d’accord ? a-t-elle soupiré. En attendant, je voudrais au moins qu’on passe cette soirée ensemble sans se prendre la tête. Nos nouveaux potes skins peuvent attendre jusqu’à demain. »

J’ai acquiescé de la tête, sans réaliser qu’en matière de skins nazis, les prédictions de ma copine ne s’avéraient pas toujours de la plus grande exactitude.

Chapitre 4. Sans break ni labrador

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Assise en face de moi dans le train qui nous conduisait vers le bled de Max, Alys a eu un petit sourire joyeux en me regardant.

« On voit que ta moto te manque », a-t-elle lancé.

J’ai grimacé. Voilà qu’elle remuait le couteau dans la plaie. On s’était disputées dix bonnes minutes à propos de notre moyen de locomotion : j’estimais que quelques gouttes de pluie n’empêchaient pas de prendre ma bécane, tandis qu’elle trouvait que c’était une raison suffisante pour prendre le train.

Elle avait fini par avoir gain de cause et m’avait convaincue de prendre un moyen de transport aussi populaire. Heureusement, il n’y avait pas grand monde dans le wagon et on s’était installées à deux sur quatre sièges : un pour mes fesses, un pour mes pieds, un pour Alys et un pour ses sacs. Je ne savais pas trop pourquoi elle se trimballait avec une maison sur son dos.

« Ça va, ai-je grogné, je peux quand même prendre le train.

— Non, je voulais dire, vu tes fringues. »

J’ai haussé les épaules. C’est vrai qu’avec mon pantalon en cuir, mon blouson dans la même matière et les mitaines qui allaient avec, je faisais plutôt bikeuse. Ou fétichiste, au choix.

« C’était pour changer du look nazi.

— Il n’y a pas des bikers nazis, aussi ?

— Je ne sais pas, ai-je soupiré. Je suppose. »

Comme la discussion ne me passionnait pas, je me suis levée et j’ai enjambé un des sacs d’Alys qui était tombé par terre.

« Je vais voir s’il y a des toilettes.

— Ravie de le savoir.

— Va chier. T’avais un regard interrogateur.

— N’importe quoi, Butchinette. J’avais un regard plein de désir. Tant de cuir, ça m’excite. »

J’ai levé les yeux au ciel et lui ai fait un sourire enjôleur.

« Tu veux venir aux toilettes avec moi ?

— Non merci. Les chiottes de la SNCF, ça, ça ne m’excite pas. »

Je l’ai trouvée un peu dure, sur ce coup, vu que c’était un train relativement récent et que les toilettes n’étaient encore pas trop dégueulasses.

Évidemment, on s’est arrêté au moment où j’ouvrais la porte. Respectueuse de la loi et des règlements, je me suis dit que je devais attendre que le train reparte avant de faire ma commission ; mais comme j’avais la flemme de poireauter, j’ai remisé mon éthique au placard.

Et j’ai bien fait : quand je suis retournée dans le wagon, Alys était sur le quai, entourée par quatre mecs plutôt balaises qui semblaient lui chercher des noises.

Le train s’apprêtait à redémarrer, aussi me suis-je précipitée vers la porte qui se refermait pour sortir à mon tour. Je suis restée coincée quelques secondes entre les deux battants avant de me dégager, mais au moins je n’avais pas été embarquée à l’intérieur.

Tandis que le train repartait, j’ai jeté un coup d’œil sur les quatre agresseurs, une dizaine de mètres devant moi. J’ai reconnu sans trop de surprise les trois skins que j’avais déjà croisés dans l’après-midi, accompagnés d’un type que je n’avais jamais vu, au look baskets, jeans et cheveux courts.

Ils avaient tous le dos tourné. Avec le bruit du train, ils ne m’avaient pas repérée, ce qui me donnait quelques secondes de réflexion. Alys était maintenant à terre et n’allait sans doute pas pouvoir m’aider beaucoup, même si elle se débattait. J’ai donc décidé de me donner un avantage et j’ai attrapé un extincteur avant de m’approcher d’un pas vif. J’étais fermement résolue à étendre les quatre gaillards.

Un des nazis m’a entendue juste avant que je n’arrive et s’est retourné à temps pour recevoir un bon coup d’extincteur dans la gueule. Il s’est écroulé et j’ai essayé de répéter la manœuvre sur Tatouage Moche, histoire de lui faire payer son intimidation de merde de tout à l’heure.

Ça ne s’est pas passé comme prévu : il était plus vif que son collègue et m’a sauté dessus. On est tombés par terre, tandis que l’extincteur roulait à côté.

Non seulement il était plus grand et largement plus costaud que moi, mais en plus il s’était retrouvé au-dessus, ce qui lui donnait un avantage certain. Il a réussi sans problème à me bloquer les deux bras et à m’immobiliser presque complètement.

« Tu aimes baiser avec les travelos ? a-t-il demandé avec un sourire de trou du cul. Tu ne veux pas plutôt d’un vrai mec ?

— Quoi, tu me traites d’hétéro ? Tu veux vraiment m’énerver ? » ai-je répliqué avant de lui envoyer un coup de tête dans les dents.

Ça m’a un peu fait mal au front, mais il a lâché la pression et j’ai pu me libérer. J’ai roulé à côté de lui et on s’est relevés en même temps.

Il saignait un peu de la lèvre, mais ça ne l’empêchait pas de sourire. Il semblait considérer que j’avais ajouté un peu de piquant mais que je restais une proie facile.

« Je vais te démolir, sale gouine. »

J’ai souri à mon tour. Ça, c’était un vocabulaire qui me plaisait déjà plus.

Derrière lui, je voyais Alys se débattre comme elle pouvait avec les deux autres types, mais même si elle avait sorti un couteau de je ne sais où, elle semblait trop sonnée pour pouvoir avoir le dessus. Si je ne voulais pas qu’ils la descendent ou l’embarquent, j’avais intérêt à ne pas perdre trop de temps.

Alors que mon adversaire s’approchait de moi, j’ai mis ma main droite dans la poche intérieure de mon blouson et j’ai senti le contact froid du très beau poing américain qu’une amie m’avait offert quelques années plus tôt.

J’ai frappé de toutes mes forces dans le ventre du nazi, qui ne s’attendait manifestement pas à ce que j’ai quelques centaines de grammes de métal pour renforcer l’efficacité de mon coup.

Il s’est plié en deux de douleur et je lui ai envoyé un coup du poing gauche dans la mâchoire.

Ca m’a fait un mal de chien, mais proportionnellement, c’est sans doute lui qui a dû le plus souffrir, vu comme il s’est écroulé. Je me suis précipitée vers Alys, prenant juste le temps de noter qu’un train s’approchait sur le quai d’en face – il ne fallait pas que je les laisse l’embarquer.

Elle avait réussi à se débarrasser d’un type – le seul qui n’avait pas le crâne rasé – en lui plantant son poignard dans les couilles. Il se tordait de douleur, agenouillé, et je n’ai eu qu’à lui envoyer un coup de rangeos au passage pour l’achever. Malgré ça, elle était en fâcheuse posture : le type restant était en train de lui cogner la tête contre un distributeur de boissons.

J’ai posé ma main droite sur l’épaule du mec et lui ai envoyé un coup avec la gauche quand il s’est retourné. J’espérais que ça serait suffisant pour le mettre à terre, parce que si je devais le frapper dans la tête avec le poing américain, il risquait fort de ne pas s’en sortir.

Heureusement, il s’est écroulé. Avec un bon coup de pied dans l’estomac, il ne se relèverait pas tout de suite.

Alors que le train s’arrêtait sur le quai d’à-côté, j’ai pris quelques secondes pour vérifier l’état d’Alys. Elle avait beau saigner du front et de la bouche, elle m’a fait un signe du pouce pour me signifier qu’elle était OK. Je l’ai alors soutenue pour l’aider à tituber vers un wagon, qui nous offrait une porte de sortie inespérée.

J’ai grogné lorsqu’elle m’a lâchée et s’est baissée à côté du mec qu’elle avait pour ainsi dire castré.

« Merde, ai-je râlé, qu’est-ce que tu branles ? »

Il était pourtant vraiment temps qu’on mette les voiles : le nazi qui s’était pris le coup d’extincteur était en train de se relever et Tatouage Moche semblait vouloir faire pareil.

Alys a repris le couteau qu’elle avait laissé dans les testicules du type et en a profité pour embarquer son porte-feuille au passage. Bon sang, elle ne se rendait pas compte que ce n’était pas franchement le bon moment pour jouer les pick-pockets ?

Elle s’est enfin dirigée vers moi et je l’ai tirée dans le train, avant de me retourner pour voir si un de nos adversaires comptait nous suivre, tout en maudissant le conducteur qui ne voulait pas fermer ces putains de portes.

Deux skins étaient encore par terre ou à genoux et le type qu’Alys venait de dépouiller semblait juste émerger assez pour se palper les poches, se demandant sans doute ce qu’on lui avait pris. Le problème venait plutôt du dernier gars, qui semblait hésiter à monter avec nous.

Je lui ai fait signe d’approcher de la main droite, celle qui tenait toujours le poing américain.

« Vas-y, lui ai-je dit. Approche. Fais-moi plaisir. »

Il est resté immobile. Le signal sonore a retenti et la porte s’est refermée.

J’ai soupiré de soulagement et je serai sans doute morte ainsi si Alys ne m’avait pas plaquée au sol quelques fractions de seconde avant que la vitre ne vole en éclats. Des coups de feu ont retenti tandis que le train démarrait et j’ai réalisé que le type n’avait pas cherché ce qui manquait dans ses poches mais en avait sorti un flingue.

« Dis-moi », a fait Alys sur un ton étrangement calme, toujours allongée par terre et couverte de débris de verre, « tu cases toujours la même citation pourrie quand tu te retrouves dans une bagarre ? »

Je me suis assise contre la porte du train et j’ai passé négligemment une main dans la mèche de mes cheveux.

« Ben, ai-je admis, il y a aussi le coup du « c’est six fois qu’elle a tiré ou c’est cinq seulement ? », mais il est plus dur à placer. »

Alys s’est assise à son tour et s’est secouée pour faire tomber les éclats de verre. Elle ne semblait pas tellement s’inquiéter de son visage en sang.

« Merde, a-t-elle dit. J’ai laissé mon ordi portable dans l’autre train. »

On est restées silencieuses quelques secondes, sans doute le temps que l’adrénaline redescende un peu. Alys a sorti un paquet de cigarettes et m’en a tendu une avant de se servir.

« C’est un peu minable, non ? a-t-elle demandé. J’imagine que je devrais être heureuse d’être en vie et ne pas me plaindre pour mon ordi.

— Si ça peut te rassurer, j’étais en train de me dire qu’au moins, on avait une bonne excuse pour ne pas aller à la fête pourrie de Max. »

•••

« Ça va », ai-je dit en retirant ma main de celle de l’infirmière. « Je vais bien. »

On était allées à l’hôpital pour s’occuper d’Alys, qui avait pris quelques mauvais coups au crâne, mais un médecin avait insisté pour examiner aussi ma main gauche. C’est vrai que je m’étais ouverte en frappant les deux trous du cul, mais il n’y avait pas de quoi en faire un plat. Je n’allais pas aller voir un médecin à chaque fois que je saignais un peu.

Ce qui m’énervait surtout, c’était que ma copine était dans une autre pièce et que je ne savais pas dans quel état elle était ni si elle était bien traitée ; et je ne voyais pas l’intérêt de soigner ma blessure à la main si je devais la rouvrir aussitôt en frappant un médecin qui s’aventurerait à la traiter de mec.

« Ne bougez pas », a répété l’infirmière pour la quinzième fois, un soupçon d’irritation dans la voix.

J’ai finalement décidé de me laisser faire. C’était encore le meilleur moyen pour qu’on en finisse, même si, vu mon caractère, ce n’était pas gagné.

« Ouch, ai-je dit alors qu’elle désinfectait la plaie.

— Ne vous plaignez pas, vous n’avez pas grand-chose, par rapport à votre amie…

— Je sais, ai-je répliqué d’un ton acerbe. C’est bien pour ça que je voudrais être avec elle. Vous avez fini ? »

•••

Lorsqu’Alys a fini par me rejoindre, je me suis précipitée dans ses bras ; j’ai quand même vérifié qu’elle tenait à peu près debout avant de lui sauter dessus, mais à part un pansement sur le front et un œil au beurre noir, elle avait l’air d’aller bien.

« Désolée de t’avoir fait poireauter, s’est-elle excusée. Ils ont voulu que je passe un scanner.

— Et le résultat ?

— Apparemment, ce n’est pas pire qu’avant, a-t-elle dit en souriant. Je ne sais pas pourquoi ils s’inquiétaient. Je suis blonde, ce n’est pas comme si je risquais de m’endommager le cerveau.

— Oh, ça pourrait être pire, ai-je répliqué. Tu pourrais être skin. »

En tout cas, si elle était en état de faire des blagues, c’était qu’elle n’allait pas si mal.

« On y va ? » ai-je suggéré.

Sortir de l’hôpital a encore été un peu plus long que prévu, à cause de la paperasse. Surtout que je ne voulais pas montrer ma carte vitale – au cas où les types qui nous avaient agressées auraient été du genre à porter plainte – et qu’ils avaient des doutes sur celle d’Alys. Ce qui, d’une certaine façon, était légitime, vu que c’était celle du type à qui elle avait fait les poches.

« Ce n’est pas votre carte, a protesté le mec à l’accueil.

— Si, c’est moi.

— Vous allez me dire que vous êtes monsieur Joseph Martin ?

— Je suis transsexuelle, a expliqué Alys.

— Oh, a fait l’homme d’un air gêné. Vraiment ? »

Elle a fait oui de la tête, et le type s’est enfin décidé à rentrer son numéro dans l’ordinateur.

« Vous êtes née en 69 ? a-t-il ensuite demandé, à nouveau sceptique.

— Oui, a répondu Alys. La chirurgie du visage fait des merveilles. »

L’homme l’a dévisagée d’un air inquisiteur, se demandant sans doute si elle se foutait de sa gueule.

« Vous devriez essayer, a-t-elle dit en souriant.

— Ça ira, s’est renfrogné le gars. Bon, vous pouvez y aller. »

J’ai soupiré de soulagement, et on a finalement pu prendre un taxi. On était toutes les deux d’accord pour éviter les transports en commun ce soir.

•••

Il était pratiquement onze heures quand on est arrivées dans l’appartement d’Alys. J’ai pu noter au passage qu’il n’y avait plus autant de cartons vides que lors de ma première visite.

Alys est partie faire chauffer de l’eau pour les pâtes, les émotions nous ayant donné faim, tandis que je me suis vautrée dans le canapé. J’ai commencé à angoisser sur le fait que je n’avais pas de fringues de rechange, ce qui était emmerdant avec la tache de sang sur mon pantalon. J’imagine que jouer la fashion victim était une façon de gérer le contrecoup.

« Dis, ai-je demandé, j’imagine que tu n’as que des jupes ou des trucs comme ça dans ta garde-robe ?

— Non, a-t-elle dit en revenant avec deux bières. Je crois que c’est dans ce carton… »

Elle a sorti son couteau à cran d’arrêt tâché de sang et a retiré le scotch qui scellait encore le paquet.

« Je n’ai toujours pas fini de ranger, a-t-elle dit en s’excusant. En tout cas, tu devrais trouver de quoi te changer là.

— Merci », ai-je dit en me levant.

J’ai commencé à fouiller dans le carton, véritable trésor de pantalons façon gothique, de treillis, de débardeurs moulants et de chemises de bûcheron.

J’ai opté pour un pantalon noir doté d’une sangle et pour un tee-shirt large.

« Tu portes ce genre de fringues ? ai-je demandé.

— Plus trop maintenant. Ça date d’avant. »

Je pouvais sentir les italiques qu’elle mettait sur le mot « avant ». Apparemment, c’était une époque dont il valait mieux ne pas parler.

« Avant quoi ? » ai-je tout de même demandé.

Alys a soupiré et je me suis dit que j’aurais peut-être effectivement dû éviter la question.

« Pour commencer, a-t-elle répliqué en commençant à fouiller dans un album photo, avant que je ne crache à la gueule de la misogynie et que je ne décide de me réapproprier le cliché de la caricature de féminité.

— La caricature de féminité qui a des paras et une tenue de garagiste ?

— Ouais, bon, j’ai pas tout jeté non plus. Bref, tu veux une image ?

— Pourquoi pas ? » ai-je répondu, et elle m’a tendue une photographie qui devait dater de quelques années.

On y voyait Alys, que je reconnaissais vaguement malgré son apparence un peu différente. Elle avait les cheveux beaucoup plus courts et un look de camionneuse gothique.

Plus exactement, ses fringues lui donnaient un côté gothique et le poids lourd contre lequel elle était adossée contribuait à la partie camionneuse.

« C’était le Black Siren, a-t-elle expliqué d’un air nostalgique en s’asseyant sur le canapé. Un bel engin. Ensuite, je l’ai perdu et ma vie a changé.

— Perdu ? ai-je demandé. Comment est-ce qu’on peut perdre un poids lourd ?

— Lev, a-t-elle soupiré. C’est compliqué. »

Visiblement, elle n’avait pas envie d’aborder ce sujet.

« Désolée, ai-je dit. Je ne voulais pas remuer le couteau dans la plaie. Surtout après ce qu’on a vécu ce soir.

— Écoute, a fait Alys. Je ne sais pas ce que ces types me veulent exactement, mais je ne veux pas te mettre en danger à cause de ça. J’ai l’impression de ne t’avoir apporté que des ennuis. Tu ne mérites pas ça. »

J’ai souri et j’ai posé ma tête sur son épaule.

« La première fois qu’on s’est vues, c’était sous les lacrymos. La deuxième fois, tu as sorti ton flingue bouché face à des machos. La troisième, je me suis fightée avec des skins et la dernière, on s’est carrément fait tirer dessus.

— Désolée.

— Ne le sois pas. J’ai aimé passer ces moments avec toi. Je crois que je suis tombée amoureuse. »

Elle a posé sa main contre la mienne et je me suis sentie bien, contre elle. J’aurais voulu ne pas penser à la suite. J’aurais voulu ne pas aborder ce qui risquait de nous fâcher.

« Mais, ai-je commencé à dire, et j’ai senti qu’elle se raidissait.

— Il y a toujours un « mais », hein ?

— Il faut que je t’avoue un truc. J’ai une amie flic. Elle m’a dit qu’elle avait entendu des collègues parler de toi. Que tu avais été soupçonnée d’avoir poignardé un mec. Avec un « stiletto ». Pas les talons aiguilles, plutôt le genre de couteau dont tu te sers pour ouvrir les cartons de fringues et castrer les mecs. »

Alys est restée silencieuse plusieurs secondes, sans doute le temps de digérer l’information. Juste quelques instants, qui m’ont paru une éternité.

« Tu sais, a-t-elle dit finalement, je ne voudrais pas casser l’image que tu te fais de moi, mais je crois que c’est la cuisse que j’ai touchée, tout à l’heure. Je dois dire que je n’ai pas vraiment visé.

— Mince.

— Tu as une amie flic ? »

J’ai hoché la tête. Je sentais bien qu’on allait devoir parler de ça.

« Elle est plutôt cool, pour une keuf. Elle me file des tuyaux pour certains trucs pas très légaux.

— Du genre ?

— Des cambriolages, des braquages, ces choses-là. Je ne sais pas exactement ce que veulent les gars de tout à l’heure, mais elle pourrait nous aider, tu sais. »

Alys a haussé les épaules, puis m’a regardée avec un air que je n’ai pas su interpréter.

« J’ai bien commis le meurtre dont on m’a accusée. »

Ça a été mon tour de me taire. Je ne voyais pas trop quoi dire. J’ai hésité à lui dire que c’était probablement un sale con, mais je n’étais pas sûre que ça soit le plus approprié.

« Je suis désolée, ai-je dit. Ce n’est pas que je voulais savoir si…

— Je voulais que tu le saches. C’est quelque chose que je ne regrette pas. Il avait essayé de me buter. »

Je suis encore restée silencieuse. Plutôt que de parler, j’ai entrepris de m’allumer une clope. Je ne savais pas trop si c’était parce que j’avais besoin de nicotine ou si c’était juste pour me donner une contenance.

« Là où je veux en venir, a repris Alys, c’est que je n’ai pas l’intention d’aller régler mes problèmes en allant voir la police. »

Bizarrement, ça ne me surprenait pas plus que ça et, même si je faisais relativement confiance à Julie, je n’avais pas spécialement envie de faire appel aux keufs non plus.

« D’accord, ai-je dit entre deux bouffées de tabac. Pas de flics. Par contre, j’apprécierais vraiment si tu partageais tes problèmes avec moi. »

Elle a haussé les épaules. Visiblement, mon envie n’était pas très réciproque.

« Je ne suis pas sûre de vouloir t’impliquer là-dedans. Je ne suis pas prête à un tel… engagement.

— Écoute, je parle juste d’aider une pote et peut-être de satisfaire mon besoin d’adrénaline. Ça ne veut pas dire prendre un break et un labrador, d’accord ? »

Elle a souri et posé sa main sur mon visage.

« Tu sais, a-t-elle dit, l’histoire, pour la faire simple, c’est que je me suis fait des ennemis que j’avais sous-estimés. Et le truc, c’est que je t’apprécie beaucoup. Ça ne me donne pas vraiment envie de te voir finir en cadavre à cause de moi.

— Oh, arrête, ai-je protesté. Mon nom, c’est Léviathan. La putain de grande Bête de sa race d’Apocalypse. C’est pas trois nazis et quelques ploucs armés qui auront ma peau. »

Alys s’est mise à rire et j’ai senti que, aussi fallacieux que soit mon argument, je l’avais convaincue.

« Et modeste, en plus.

— Ouais. Ça aussi.

— D’accord, a-t-elle dit. Je te raconterai. Mais pas maintenant. »

Elle a commencé à m’embrasser et je me suis dit qu’effectivement, les explications pouvaient attendre.

Chapitre 5. Nous avons les moyens de vous faire parler

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Onze jours
avant que je descende Alys

« Non ! » a pleurniché Alys alors que je levais ma main d’un air menaçant. « Je vous en supplie, ne me faites pas de mal. »

Elle était complètement nue, attachée à une chaise, les pieds fixés par du ruban adhésif et les mains liées derrière le dos par des menottes en cuir. Le gode-ceinture qu’elle portait complétait bien le lot.

« Nous avons les moyens de te faire parler, sale pute bolchévique », ai-je dit avec un faux accent allemand sans doute pas très convaincant.

J’étais moi aussi complètement nue, à l’exception des rangers qui me semblaient ajouter une touche supplémentaire à la scène. Pendant ce temps, une musique de fond répétait à plein volume « eins, zwei, drei, vier » sur un ton très martial.

Alys m’a regardée avec ce qui était censé être un air horrifié, mais qui s’est rapidement transformé en éclat de rire. J’ai baissé le bras qui était supposé la menacer et j’ai lâché un soupir.

« Je suis désolée, a-t-elle dit en se retenant de rire. C’est juste… c’est trop…

— Je t’avais prévenue, ai-je protesté. Je suis nulle pour être top.

— Oh, non, a-t-elle dit en riant. Tu es bien. Tu pourrais jouer dans un mauvais film porno.

— Ouais, ai-je soufflé en coupant la musique. Quel compliment. »

Je me suis écartée pour me diriger vers le blouson qui trainait sur son canapé depuis la veille.

« Hé ! a protesté Alys. Si tu arrêtes, je veux bien que tu me détaches.

— Une seconde », ai-je dit en attrapant une petite boîte.

Je suis revenue vers elle et me suis assise sur ses genoux.

« Puisque tu m’accuses d’en faire trop… »

J’ai ouvert la boîte et j’en ai sorti deux cigares. Alys a levé les yeux au ciel.

« Est-ce qu’il y a un accessoire du parfait mec viril que tu n’as pas ?

— Je n’ai pas encore de voiture tunée », ai-je rétorqué en coupant la tête des deux cigares avec mon canif.

Je lui en ai tendu un et elle s’est remise à rire, mais elle a tout de même fini par l’attraper avec sa bouche.

J’ai allumé nos deux engins avec mon briquet Zippo. J’avais conscience que, pour bien faire, j’aurais dû prendre plutôt des allumettes, mais ça faisait moins classe que le gros briquet qu’on ouvre avec un cling tonitruant.

J’ai ensuite détaché les mains d’Alys, avant de lui libérer les pieds en coupant le scotch avec mon couteau.

« Hum, a-t-elle dit en retirant le cigare de sa bouche. Ça pue, ton truc, quand même.

— T’aimes pas ?

— C’est spécial. J’avais jamais goûté.

— Quoi ? me suis-je exclamée. T’as eu un camion sans jamais avoir fumé de cigares ?

— Ben ouais, a-t-elle admis. Je ne savais pas qu’il fallait suivre l’ordre de taille pour les accessoires de virilité. »

Elle a ri encore et je l’ai imitée. Ce n’était pas exactement la tournure que j’avais prévue pour notre plan sado-maso du jour, mais au final ça m’allait quand même.

•••

Notre scène de baise torride quelque peu tombée à l’eau, Alys a décidé d’aller prendre une douche. Pendant ce temps, je me suis rhabillée avant de décrocher le téléphone et d’appeler la SNCF au sujet de l’ordinateur d’Alys.

J’ai dû composer quatre numéros avant de tomber sur le bon service, mais j’ai finalement réussi à parler à quelqu’un de compétent. Après avoir décrit le sac qu’elle avait perdu dans le train, il m’a finalement confirmé qu’il avait bien été retrouvé.

J’ai soupiré de soulagement. On avait de la chance. J’ai noté l’adresse et j’ai dit qu’on passerait récupérer les affaires dans l’après-midi. J’ai raccroché avec l’impression d’avoir réglé un douloureux problème.

J’ai hésité à retrouver Alys sous la douche pour lui annoncer la bonne nouvelle, mais le bruit de la sonnette m’en a empêchée.

Étant donné la mauvaise rencontre de la veille, je me suis approchée de la porte sans faire un bruit pour jeter un coup d’œil à travers le judas. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu.

Il y avait des flics, et beaucoup. Ils portaient les brassards « police » et ils avaient sorti leurs flingues. Manifestement, il ne s’agissait pas juste d’apporter une amende pour excès de vitesse.

Ils venaient sûrement pour Alys, vu qu’on était chez elle. Toujours silencieusement, je me suis dirigée vers la salle de bains, alors que la sonnette retentissait une nouvelle fois.

Heureusement, elle n’avait pas fermé la porte et j’ai pu la rejoindre sans avoir à crier.

« C’est les flics, ai-je murmuré. Ils sont nombreux. Habille-toi. »

Je ne savais pas ce qu’ils voulaient, mais j’étais à peu près persuadée que nous allions nous faire arrêter toutes les deux, et je ne voyais aucun moyen d’empêcher cela. Alys habitait au quatrième étage, ce qui limitait la possibilité de sortir par la fenêtre ; quant à l’idée de résister, elle ne m’avait même pas traversé l’esprit.

Par contre, je préférais qu’Alys soit arrêtée habillée. Ça risquait déjà d’être assez dur pour elle comme ça.

« Police ! a gueulé un flic en frappant contre la porte. Ouvrez ! »

Je suis sortie de la salle de bains et j’ai vérifié si j’avais des choses illégales dont j’aurais dû me débarrasser rapidement. Le poing américain pouvait me poser des problèmes, surtout si les flics venaient en rapport avec ce qui s’était passé la veille. Je l’ai donc sorti de mon blouson pour le planquer dans la chasse d’eau. C’était une bien piètre cachette, mais ça ferait peut-être l’affaire s’ils ne menaient pas une fouille approfondie.

« J’arrive ! » ai-je crié pour éviter que la police n’enfonce la porte.

Alys était habillée. Elle m’a regardée d’un air navré.

« Je suis désolée, a-t-elle chuchoté, mais je crois qu’ils viennent pour moi. »

Elle est retournée dans la salle de bains alors que je m’apprêtais à ouvrir. J’aurais aimé croire que se cacher dans la douche lui permettrait de ne pas se faire arrêter, mais j’en doutais. Qu’est-ce qu’elle pouvait espérer ?

J’ai ouvert la porte et, comme je m’y attendais, je me suis immédiatement retrouvée plaquée par terre par deux colosses tandis que des types se dispersaient dans l’appartement. C’était le genre de moment où je détestais vraiment les flics. Je veux dire, encore plus que d’habitude.

« La porte est verrouillée ! » a gueulé un type devant la salle de bains. « Il doit être à l’intérieur.

— Elle ! ai-je corrigé.

— Ta gueule », a répondu le flic qui était en train d’essayer de me passer les menottes.

Je lui ai envoyé un coup de coude dans le bide. Objectivement, c’était très con : non seulement je n’étais pas en position de lui faire mal, mais en plus résister à la police n’était jamais une bonne idée. Seulement, ils parlaient d’Alys au masculin, et il était absolument hors de question que je me laisse implicitement traiter d’hétérosexuelle sans rien dire.

« Enfoncez la porte ! » a ordonné un type qui devait être le chef de l’opération, pendant que je me faisais asperger de gaz lacrymogène.

Les larmes me sont venues aux yeux et j’ai eu du mal à respirer, mais malgré la douleur j’ai essayé de tourner la tête vers la salle de bains pour voir ce qui arrivait à ma copine.

Un flic a défoncé la porte d’un coup de pied avant de s’avancer dans la pièce, une arme au poing. Je l’ai alors vu reculer en hurlant, secouant sa main dans tous les sens.

« La salope, elle m’a brûlé ! »

J’ai souri, même si je ne comprenais pas exactement ce qu’il se passait, même si je savais que le moindre acte de rébellion envers les flics serait malheureusement payé au centuple.

« Bon sang, coupez l’eau ! » s’est énervé le chef.

Alys avait dû se servir de la douche pour les ébouillanter. L’un d’eux a fini par couper la flotte et ils sont entrés dans la salle de bains. Du peu que j’en voyais, ça n’avait pas l’air de leur plaire.

« Il n’y a personne, capitaine !

— Quoi ? s’est à nouveau emporté le chef. Ce n’est pas possible, on est au quatrième ! »

J’ai souri une fois encore, ravie que mon amie ait pu se tirer. Je l’ai revue la veille quand, perchée sur ses superbes talons, elle me disait : « la gravité est une construction sociale ».

Je me suis mise à rire, ce qui n’a pas été du goût du flic qui s’occupait de moi. Il m’a envoyé un coup de tonfa dans les côtes, mais ça ne m’a pas empêchée de continuer.

•••

Quelques heures plus tard, en garde à vue, je rigolais moins. Ils m’avaient installée dans une cellule moisie qui puait la pisse et me laissaient poireauter là.

Ça faisait maintenant trois heures, et ils ne m’avaient toujours pas dit de quoi j’étais accusée. Ils ne m’avaient pas non plus offert à manger, ni même répondu quand j’avais demandé à aller aux chiottes. J’avais essayé de m’occuper comme je pouvais, mais je n’avais rien à faire, rien à lire, pas de quoi écrire. Nada.

Aussi me suis-je allongée sur le banc pour réfléchir. Je n’avais rien à me reprocher de vraiment illégal depuis un certain temps. D’accord, j’avais téléchargé quelques films en peer-to-peer, fait quelques excès de vitesse et conduit avec un permis dont la légalité était douteuse, plus quelques autres bricoles du genre, mais il était peu probable que l’arrestation musclée de ce matin ait été motivée par tout ça. Quant à mes différentes cambrioles, j’avais assez confiance dans le fait que rien ne permettait de remonter jusqu’à moi.

Tout m’amenait en revanche à penser que notre altercation de la veille était liée à mon arrestation, et surtout à celle, ratée, d’Alys. Il me paraissait clair que c’était elle qui était visée ; la question était de savoir si elle avait vraiment réussi à s’enfuir ou pas. J’ai décidé qu’elle devait avoir réussi, surtout parce que c’était ce que je voulais croire.

La porte de ma cellule s’est ouverte, me coupant dans mes réflexions. Deux costauds m’ont amenée dans une pièce dotée d’un grand miroir – selon toute probabilité, une vitre sans tain.

Ils m’ont laissée là, seule. La pièce avait deux portes ; il y avait trois chaises et une table au milieu. J’ai préféré rester debout.

Je me suis regardée dans le miroir et j’ai souri. Entre mes rangers, mon pantalon en cuir noir, mon débardeur blanc, mon tatouage imposant au bras gauche et les marques de coups que je m’étais payées, je me suis dit que j’avais quand même un putain d’air de grosse dure à cuire. Ça me plaisait bien.

Une porte s’est ouverte et deux policiers ont fait leur apparition. L’un était plutôt grand et maigre, avec des petites lunettes rondes, tandis que le second était plutôt trapu.

J’ai souri en me disant qu’ils ressemblaient vaguement à Laurel et Hardy.

« Bonjour », a fait Hardy, et j’ai fait un petit signe de tête en réponse. Je n’avais pas envie de jouer au con directement. « Je suis le sergent Bessin. Mon collègue, le lieutenant Roger. »

Une nouvelle fois, j’ai hoché la tête, comme si je notais leur nom, mais j’étais fermement décidée à les désigner mentalement comme Laurel et Hardy. On a les moyens de résistance qu’on peut.

J’ai retourné la chaise qui était de mon côté et me suis assise dessus à califourchon, les bras appuyés sur le dossier.

« Alors ? ai-je demandé. Vous me voulez quoi ? J’ai brûlé un feu rouge ?

— Nom, prénom, âge, profession », a sèchement répliqué Laurel en faisant claquer un dossier sur la table.

J’ai froncé les sourcils. Je m’étais vaguement attendue à un « bon flic, mauvais flic », mais ça me surprenait que ce soit le costaud qui joue le rôle du bon et le maigrichon à lunettes le rôle du mauvais. Ils avaient apparemment décidé de faire dans l’originalité.

« Saffi, Lev, vingt-neuf, chômeuse », ai-je répondu.

Le flic a regardé les documents qu’il avait, l’air perplexe.

« Il est écrit que vous vous appelez Lætitia. »

J’ai lâché un soupir. Je n’utilisais jamais ce prénom. Trop féminin à mon goût.

« Il n’y a que l’état-civil qui croit que je m’appelle comme ça. Pourquoi vous me posez des questions si vous connaissez les réponses mieux que moi ? »

Il m’a regardée d’un air impassible en retirant ses lunettes.

« Mademoiselle Saffi, si vous voulez que ça se passe bien, je vous suggère d’être plus coopérative.

— Et qu’est-ce qui vous fait croire que vous avez le droit de m’appeler « Mademoiselle », espèce de trou du cul sexiste ? » ai-je répliqué sur un ton neutre.

Je n’avais déjà pas envie d’être coopérative à la base, mais alors avec un mec, encore moins.

« Madame Saffi, a tempéré Hardy en s’asseyant à son tour. Vous êtes soupçonnée de complicité de meurtre. J’espère que vous comprenez que c’est une situation plutôt grave. »

J’ai grimacé. Est-ce que c’était lié avec la baston d’hier ? Non, certainement pas. J’étais sûre qu’on n’avait tué personne.

Enfin, presque sûre.

« Quel meurtre ? » ai-je demandé.

Laurel a poussé des feuilles devant lui et a commencé à réciter :

« Stéphanie Fenson le 20 avril ; Lisa Martin le 27 avril ; et Jennifer Courier le 04 mai. »

J’ai soupiré. Ça expliquait le nombre de policiers ce matin. Il s’agissait donc bien d’un truc un peu plus grave que d’avoir grillé un feu rouge.

« Vous auriez une clope ? » ai-je demandé.

Hardy a fouillé dans sa veste et a sorti un paquet de cigarettes. Il m’en a tendu une et l’a allumée. J’ai inspiré une bouffée ; ça ne valait pas un bon cigare, mais c’était toujours ça de pris.

« D’accord. Je ne suis pas débile. Ce sont les victimes du tueur en série dont tous les médias parlent depuis deux semaines, n’est-ce pas ? Mais quel rapport avec moi ? »

Laurel a tourné une page dans son dossier et a posé son regard sur la feuille.

« Nous pensons que votre ami, monsieur Durand, est responsable de ces meurtres. »

Je suis restée silencieuse, mais j’ai envoyé un regard mauvais à Laurel et j’ai sorti la cigarette de ma bouche entre le pouce et l’index pour demander :

« Monsieur Durand ? »

Je ne connaissais personne sous ce nom-là mais, étant donné les circonstances, je supposais qu’il s’agissait d’Alys. Quoiqu’elle ne m’ait jamais donné son nom de famille.

« Stéphane Durand, a repris Laurel. Il se fait passer pour… »

Il n’a pas terminé sa phrase. Le « se fait passer » avait suffi, et je me suis levée brusquement.

« Messieurs, ai-je annoncé en souriant. Cet entretien est terminé. »

Ils m’ont regardée sans comprendre pendant quelques secondes. C’est Laurel qui a réagi le premier :

« Vous ne pouvez pas…

— Je ne parlerai qu’après avoir discuté avec mon avocat. Et sans ce connard, ai-je dit en le pointant du doigt. En attendant, ramenez-moi dans ma cellule.

— Vous n’avez pas le choix ! a-t-il protesté. Vous irez dans votre cellule quand je le déciderai, et pas avant ! »

J’ai hoché la tête, résignée, et me suis assise à nouveau.

« D’accord, mais je ne dirai pas un mot. »

Laurel parlait encore, mais je n’écoutais plus. Je me contentais de fumer lentement ma cigarette. Il s’est mis à crier, mais j’ai continué à l’ignorer.

Voyant que ça ne fonctionnait pas, Hardy a essayé de la jouer « bon flic » en m’expliquant qu’ils essayaient de m’aider, mais je n’y ai pas porté plus d’attention.

Finalement, Laurel s’est levé. Il paraissait énervé.

« Vous ne comprenez pas, hein ? s’est-il exclamé. Vous allez vous retrouver en taule. Complicité de meurtre, vous avez une idée du nombre d’années que vous allez passer au trou ? »

Je n’ai rien répondu. Laurel s’est déplacé pour se rapprocher de moi. Voilà qu’il me la jouait menaçant. Je me suis contentée d’écraser ma cigarette sur la table.

« Quant à votre ami le travelo, a-t-il continué en passant dans mon dos, vous l’aideriez en le convainquant de se rendre. Ça pourrait peut-être lui éviter la prison à perpétuité. Vous savez ce qu’ils font aux mecs dans son genre, en taule ? »

Hardy était de l’autre côté de la table. Il ne semblait pas vraiment cautionner le comportement de son collègue mais n’avait manifestement pas non plus envie de l’en empêcher, aussi se contentait-il de regarder.

Surtout, ai-je noté, il ne semblait pas très concentré, ce qui me permettait d’envisager de faire une grosse connerie.

Je me suis donc levée brusquement, j’ai saisi ma chaise et, en me retournant, je l’ai balancée contre Laurel, qui s’est écroulé en arrière, stupéfait.

Je lui ai ensuite sauté dessus et j’ai serré mes doigts contre sa gorge.

« Et toi, tu sais ce qu’on faisait aux flics dans ton genre, à Stonewall ? » lui ai-je murmuré à l’oreille alors qu’il se débattait. Derrière moi, j’entendais Hardy qui venait de réagir et avait dû se lever. « Personne ne traite Alys de mec. Et personne ne me traite d’hétéro. Capicce ? »

Alors que l’autre policier s’approchait de moi, je me suis relevée, les mains en l’air et les bras écartés, histoire qu’il ne se sente pas obligé de me rouer de coups pour me faire lâcher prise.

À mes pieds, Laurel reprenait péniblement sa respiration, les larmes aux yeux.

« Allez, a fait Hardy en me menottant les poignets dans le dos. On retourne en cellule.

— Ah, quand même, ai-je dit en souriant. Depuis le temps que je le demandais. »

•••

Vu les accusations qui pesaient sur moi, je n’avais pas droit à un avocat avant la trente-sixième heure de la garde à vue. J’ai donc passé la suite de la journée au poste.

Je refusais toujours de répondre à la moindre question, ce qui semblait les énerver. Laurel a essayé de m’intimider un peu, de jouer au revanchard qui n’avait plus rien à craindre de moi maintenant que je faisais les entretiens menottée ; malgré ça, il ne s’est pas aventuré à me donner plus que quelques petites gifles sans force. Soit c’était juste un con, mais pas un type violent, soit il avait peur que je trouve un moyen de le démolir même en étant attachée.

Devant mon mutisme absolu, ils ont fini par laisser tomber et j’ai passé l’après-midi seule.

Vers vingt heures, on m’a de nouveau conduite à la salle d’interrogatoire. Je me suis affalée sur une chaise et j’ai posé mes pieds sur la table, ce qui n’était pas évident avec les menottes. J’étais fermement décidée à ne pas dire un mot avant d’avoir pu parler à mon avocat.

La porte s’est ouverte et un policier est entré pour s’asseoir en face de moi. Je ne l’avais encore jamais vu ; il s’agissait d’un homme aux cheveux grisonnants qui avait un peu d’embonpoint.

« Bonjour », a-t-il dit en sortant une chemise en carton de son sac. « Je suis le commissaire Vairier. Marc Vairier. »

Je suis restée silencieuse. Il a soupiré et s’est levé, est passé derrière moi et m’a retiré les menottes.

« On m’a dit que vous étiez dangereuse », a-t-il lâché en se rasseyant, tandis que je me massais les poignets, « mais vous m’avez l’air assez raisonnable pour écouter ce que j’ai à dire sans m’étrangler. C’est moi qui suis pour l’instant en charge de l’enquête sur les meurtres en série qui ont eu lieu ces deux derniers mois à Lyon. Je ne sais pas si vous en avez entendu parler ? »

J’ai froncé les sourcils. « Pour l’instant ? »

« La situation est un peu compliqué, a-t-il expliqué comme s’il avait lu dans mes pensées. Quatre meurtres ont eu lieu à Lyon, sous ma juridiction. Trois autres ont eu lieu ailleurs : à Béziers, au Mans, puis à Grenoble il y a trois jours. Il semblerait que ces deux séries soient connectées. Il est probable que l’affaire soit prochainement transférée à Paris. »

J’ai hoché la tête. Ce type n’avait pas l’air d’être un trop gros trou du cul, alors je voulais bien avoir au moins un peu de communication non verbale avec lui.

« J’ai fait trois heures de train pour venir vous voir et j’aimerais beaucoup que vous acceptiez de me parler. J’ai cru comprendre que certains policiers avaient eu un comportement indélicat, mais il s’agit de sept meurtres. »

J’ai soupiré. D’accord, j’allais céder et ouvrir la bouche.

« Je ne veux pas parler avant d’avoir vu mon avocat. Maintenant, vous n’êtes pas obligé d’attendre la trente-sixième heure pour m’autoriser à le rencontrer. »

Le commissaire a paru surpris.

« Mademoiselle Saffi », a-t-il commencé, mais il s’est arrêté quand j’ai levé la main. « D’accord, a-t-il dit. Pas mademoiselle.

— Appelez-moi Lev.

— Lev, j’ai simplement reçu l’autorisation d’avoir cette… discussion avec vous. Ce n’est pas à moi de vous autoriser ou pas à voir un avocat. Cela dit, il faut que vous compreniez qu’il n’y a pas de charge contre vous. Il s’agit simplement de nous donner des informations pour nous permettre d’arrêter un tueur en série. »

J’ai froncé les sourcils.

« Et où est passé l’inculpation pour complicité de meurtres ?

— Stéphane Durand…

— Alys, ai-je corrigé.

— Désolé. En tout cas, c’est pour l’instant la suspecte numéro un pour ces assassinats, a-t-il expliqué. Au moins pour les trois derniers. Le fait qu’elle se soit enfuie par la fenêtre de votre salle de bains…

— … ne prouve rien, ai-je coupé. À part qu’elle n’aime pas les flics, ce qui n’est pas déraisonnable en soi.

— Ses empreintes ont été trouvées sur les lieux d’un meurtre. »

Je suis restée silencieuse. C’était, je devais l’admettre, une preuve un peu plus accablante.

« Qu’il s’agisse de votre amie ou pas, il y a un assassin qui est dehors et qui va tuer encore. C’est pour ça que j’aimerais que vous répondiez à mes questions.

— D’accord, ai-je soupiré. Allez-y.

— Quand avez-vous rencontré Alys ? »

Je me suis creusé la tête. C’était quand, exactement ?

« Il y a deux semaines, à peu près. Un samedi.

— Samedi 26 avril ? a demandé le commissaire Vairier en consultant son agenda. C’est la veille du sixième meurtre. Vous ne l’avez pas vue le lendemain ? »

J’ai secoué la tête. J’hésitais un peu à mentir pour lui donner un alibi et la sortir de cette merde, mais je me doutais bien qu’on finirait par se rendre compte du mensonge et que ça ne l’aiderait pas.

« Est-ce qu’elle avait un comportement bizarre ?

— Qu’est-ce que vous appelez bizarre ?

— Par exemple, les médias ont beaucoup parlé de chaque meurtre. Est-ce qu’elle a eu des réactions devant cela ? »

J’ai froncé les sourcils. Est-ce qu’il me demandait si Alys s’était vantée devant moi d’avoir descendu une nana ?

« Je ne sais pas », ai-je d’abord répondu, avant de me souvenir de la scène à la crêperie. Alys avait paru vraiment fascinée par les informations qui concernaient le meurtre.

Et puis je me suis souvenue qu’elle m’avait parlé de mener une enquête sur son amie assassinée. Bon sang, comment n’avais-je pas pu faire le lien plus tôt ? Ce devait être la même affaire. Alys avait joué à la détective amatrice, et maintenant c’était elle qui était recherchée. Génial.

Je dois aussi admettre que pendant une fraction de seconde, une petite fraction de seconde, j’ai envisagé l’hypothèse qu’elle m’ait menti. Qu’elle n’ait pas mené une enquête mais qu’elle ait au contraire commis ces meurtres.

Sauf que bien sûr, je ne pouvais pas y croire. Sans doute en partie parce que l’amour rend aveugle, mais aussi pour des raisons plus objectives : dans cette histoire, il semblait y avoir deux camps bien définis, et entre une gouine garagiste et des skins nazis, c’était facile de savoir lequel j’allais choisir. Sans compter que, statistiquement, les seconds étaient plus enclins à buter des meufs.

« Qu’est-ce qu’il y a ? a demandé Vairier en voyant mon expression.

— Je ne sais pas. Je me pose des questions sur mon amie. Vous pourriez me montrer des photos des victimes ? Peut-être que je les ai croisées, qu’elle les connaissait. »

Je me suis dit que cette proposition pourrait me faire passer pour une gentille fille qui collaborait avec la police parce qu’elle avait compris que les enjeux étaient graves, alors que je voulais juste essayer d’en savoir plus.

Le commissaire a acquiescé d’un signe de tête et a commencé à sortir des photos de son sac.

« À vrai dire, j’espérais que vous accepteriez. Voici les victimes des quatre premiers meurtres. Le modus operandi est très différent des trois suivants, et pas simplement à cause de leur emplacement. Dans ces quatre meurtres, les victimes ont été mutilées. De la peau et du sang ont été prélevés. »

Le policier m’a montré les photos et a lu les noms alors qu’il me les passait une à une, guettant ma réaction.

« Tiffany Chenay, a-t-il dit. Caroline Perme. Cécile Guéret. Alexandra Matello.

— Désolée, ai-je fait après avoir regardé les quatre images. Je ne reconnais personne. »

Il a hoché la tête et récupéré les photographies, avant de m’en passer d’autres.

« À vrai dire, votre amie est surtout suspecte dans la deuxième série de meurtres. Ceux-ci ont été commis dans trois villes différentes, mais les victimes n’ont pas été mutilées. On pourrait croire que ce n’est pas rattaché, qu’il s’agit de deux tueurs différents, mais j’ai la conviction que les deux affaires sont liées… »

J’ai pris la première image tandis qu’il me lisait le nom.

« Stéphanie Fenson, à Béziers… »

Mon expression est restée neutre tandis que je lui rendais la photo, mais j’avais un peu de difficulté à masquer mon émotion. J’aurais eu du mal à ne pas la reconnaître, même si je ne la connaissais pas sous ce nom-là.

Elle m’avait dit qu’elle s’appelait Lilith.

Quelques pièces du puzzle commençaient à se mettre en place mais ça n’était jamais que les coins d’une image que je n’arrivais pas à visualiser. J’essayais désespérément de comprendre le sens de tout ça sans montrer au commissaire que je cogitais.

« Lisa Martin, au Mans…

— Non, ai-je fait. Ça ne me dit rien.

— Et Jennifer Courier, dans un petit village à côté de Grenoble.

— Toujours rien. Désolée. »

Au moins, pour les deux dernières victimes, je n’avais pas eu à mentir. Dieu soit loué, une seule était venue me faire chier pendant mes rêves.

« Bien, a fait le commissaire en ramassant les photos. Merci pour votre coopération. Sinon, vous avez beaucoup vu Alys, ces deux dernières semaines ?

— Pas mal. On sort ensemble.

— Je m’excuse, mais je dois vous poser une question qui risque peut-être de vous paraître insultante. Je vous assure que c’est important pour l’enquête. Votre amie est transsexuelle, n’est-ce pas ? »

J’ai soupiré. Évidemment, on en arrivait à ça.

« Je ne sais pas si elle aimerait ce mot, ai-je protesté. Elle est gouine.

— D’accord, je comprends. Mais est-ce qu’elle exprimait un désir de… je ne sais pas, de devenir une « vraie femme » ?

— Oh, non », ai-je répondu en le regardant comme s’il venait de dire une énormité, ce qui n’était pas complètement faux. « Elle aime bien la phrase de Wittig, vous savez ? « Les lesbiennes ne sont pas des femmes » ? Sauf qu’elle, elle connait la citation en entier. »

Le commissaire a paru prendre des notes là-dessus.

« Pourquoi vous me demandez ça ?

— Eh bien, a-t-il soupiré, ça ne va pas vous plaire. Les psychologues qui nous assistent pour dresser le profil du coupable pensent que les mutilations dénotent d’une volonté de s’approprier le corps de la victime. Vous voyez où je veux en venir ? »

J’ai hoché la tête. Je voyais très bien. Le travelo taré qui tue des femmes par espoir d’en devenir une.

« Vous pensez à un remake du Silence des Agneaux ? ai-je demandé sur un ton agressif. Écoutez, Alys n’a pas besoin de se faire un costume en peau de femme, elle est suffisamment canon comme ça.

— Je ne suis moi-même pas très fan de l’interprétation des psys, a admis le policier. Quoiqu’il en soit, on dirait que leur analyse tombe à l’eau. Personnellement, je suis plus pragmatique : votre amie a ses empreintes sur le lieu d’un meurtre et je veux savoir pourquoi.

— Moi aussi, j’aimerais bien. Vous pensez que c’est elle, l’assassin ? ai-je demandé.

— Je pense que c’est une possibilité, a-t-il répondu sur un ton neutre. Il y a ces empreintes et, vu son profil, elle m’a l’air d’être tout à fait capable d’avoir commis ces meurtres. Cela dit, je dois admettre que je m’interroge sur le mobile. Est-ce qu’il y a d’autres choses que je devrais savoir ?

— Je ne sais pas… »

J’ai hésité à lui parler de notre altercation de la veille avec les néo-nazis, mais même si ce type la jouait plutôt réglo avec moi, je n’avais pas trop envie de lui faire confiance.

« Non, ai-je dit sur un ton plus assuré. Je ne vois rien.

— Bien, a-t-il conclu. Encore une fois, merci pour votre coopération. Je vais vous laisser ma carte, d’accord ? Si vous pensiez à d’autres choses… »

L’entretien s’est terminé et je suis revenue dans ma cellule, avec la promesse d’en sortir d’« ici pas trop longtemps », ce qui ne me satisfaisait pas entièrement.

•••

J’étais dans un train qui roulait à grande vitesse, camouflée d’une certaine façon au milieu de gens parfaitement ordinaires : hommes d’affaires occupés à pianoter sur leur ordinateur, couples avec des gamins pénibles, jeunes écoutant de la musique trop fort dans leur baladeur.

Et puis les policiers arrivaient, innombrables de chaque côté, et je n’avais pas le temps de tourner la tête que je me retrouvais plaquée au sol et menottée.

« Wahou, a fait Lilith. C’est plus brutal que la fois dernière.

— Sans blague ? ai-je soupiré. Peut-être parce que je dors dans un putain de commissariat ? »

Les policiers avaient disparu et j’étais silencieusement reconnaissante à la gothique de mes rêves d’avoir fait cesser le cauchemar aussi vite. Je préférais encore me taper le baratin mythologique.

« Dis, ai-je demandé, on est obligées de rester dans ce train ? Si tu peux squatter mes rêves, tu ne peux pas nous faire apparaître dans un endroit plus sympa ?

— Si c’est demandé gentiment », a dit Lilith avec un sourire joyeux.

Puis elle a claqué des doigts et nous nous sommes soudainement retrouvées sur une étendue d’herbe verdoyante à perte de vue.

« Merci, ai-je dit en m’asseyant par terre.

— Je suis venue pour te parler, a fait la gothique sur un ton sérieux.

— Ouais, je me doutais bien que ce n’était pas uniquement pour jouer la fée de la pelouse. »

Elle s’est assise à côté de moi.

« Je ne voudrais pas paraître trop protectrice, a-t-elle dit sur le ton de la confidence, mais je pense qu’il serait bien que tu en dises le moins possible aux policiers.

— C’est un peu trop tard, ai-je protesté.

— Quoi ? a-t-elle demandé, inquiète.

— J’ai passé l’après-midi à me faire interroger. Si j’avais dû donner des informations capitales, je l’aurais déjà fait. »

Elle a hoché la tête, paraissant rassurée.

« Alors, tu n’as rien dit ?

— Rien de compromettant. Cela dit, je crois que j’ai appris certaines choses, Stéphanie. »

Lilith a grimacé.

« C’est un coup mesquin, Lætitia.

— Désolée, ai-je répliqué en souriant. C’était juste pour être sûre. »

Elle est restée silencieuse quelques instants et j’en ai profité pour sortir une cigarette de mon blouson. Dans mes rêves, les policiers ne m’avaient pas confisqué mes clopes, une différence appréciable par rapport à la réalité.

« Alors, ai-je demandé, tu es un fantôme ? C’est ça ?

— J’imagine qu’on pourrait dire ça.

— Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi venir dans mes rêves ? »

C’était un peu la question idiote. Dans toutes les histoires, que voulaient, en général, les fantômes de personnes assassinées ?

Pas besoin d’être une experte en mythologie pour comprendre qu’il s’agissait de vengeance. On ne pouvait pas vraiment leur en vouloir.

« Parce que tu apparaissais dans les rêves d’Alys, a-t-elle répondu. J’espérais pouvoir l’aider, d’une façon ou d’une autre. En échange de ce qu’elle faisait pour moi.

— Et qu’est-ce qu’elle faisait pour toi ? ai-je demandé. Elle enquêtait sur ton meurtre, c’est ça ? »

Lilith a hoché la tête. Elle semblait se sentir coupable de lui avoir demandé ça.

« Je pensais que ça serait facile, pour elle. Elle peut être tellement irrésistible et implacable.

— Ouais, ai-je fait avec un sourire énamouré.

— Seulement, il ne s’agit pas d’un simple meurtrier misogyne. C’est quelque chose d’une toute autre ampleur. À cause de moi, elle est en danger. Toi aussi, d’ailleurs. »

J’ai continué à sourire. Le danger ne me faisait pas peur. Je ne dis pas ça pour me vanter : être inconsciente n’est pas toujours une qualité franche et ça m’avait déjà attiré un gros tas d’emmerdes dans le passé.

« La bonne nouvelle, ai-je répliqué, c’est que moi aussi je peux être assez implacable, quand je m’y mets. »

Chapitre 6. Mal lunée

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Dix jours
avant que je descende Alys

J’ai été libérée le lendemain, après avoir dû signer un monceau de paperasses. J’ai tout de même pris le temps de corriger le récit de mon agression sur le lieutenant Laurel, histoire de préciser pourquoi je m’étais sentie obligée de l’étrangler : c’était éducatif, et pas juste pour le plaisir.

N’allez pas croire que je n’y avais pas pris mon pied, cela dit.

J’ai appris que je serais convoquée ultérieurement pour outrage, rébellion et violence sur agent. Comme quoi, j’allais peut-être quand même devoir parler à mon avocat.

La première chose que j’ai faite en sortant du commissariat, c’est acheter les journaux du matin. Et un hot-dog aussi, parce que j’avais la dalle.

J’ai rapidement regretté d’avoir commencé à manger avant de lire, parce que j’ai failli tout recracher.

Le premier journal que j’avais ouvert faisait sa une sur Alys, qui entretemps semblait être devenue l’ennemie publique numéro un, et il s’acharnait à parler d’elle au masculin.

Ce n’était pas le pire. Dans l’après-midi qui avait suivi mon arrestation et la fuite de ma copine, ils avaient réussi à obtenir des tas d’informations sur elle et même à dégotter un psy pour les analyser. Ses conclusions valaient leur pesant de cacahuètes.

Grosso modo, le type expliquait qu’Alys n’était manifestement pas une vraie trans mais une – enfin, lui employait le masculin – malade mentale. Les termes de « psychopathe » et de « schizophrène » étaient utilisés. Il listait ensuite quelques arguments censés corroborer sa théorie : traitement psychiatrique, prostitution et agressions violentes étaient mis dans le même sac. Et puis l’inévitable comparaison avec le meurtrier du Silence des Agneaux.

Cela dit, le qualificatif de « psychopathe » avait au moins le mérite d’expliquer pourquoi elle sortait avec moi.

J’ai refermé le journal et j’ai avalé quelques bouchées de hot-dog pour me calmer, avant d’envisager mes possibilités d’action.

Le plus évident et le plus jouissif aurait été de commencer par une descente au journal en question, histoire d’être aussi pédagogique avec le journaleux et le psy que je l’avais été avec Laurel. Seul inconvénient, ils habitaient sans doute sur Paris. Il faudrait que je remette ça à plus tard.

Pour commencer, il valait peut-être mieux que je sache ce que les flics savaient exactement sur Alys et sur moi, et j’avais une assez bonne idée de par où commencer.

•••

Autre arrondissement, autre commissariat, mais j’avais quand même une certaine impression de déjà-vu ; cela dit, j’y entrais cette fois-ci de mon plein gré, et j’espérais en ressortir plus rapidement.

Je suis passée d’un pas rapide devant l’accueil, l’air d’être chez moi, pour que personne n’ait la mauvaise idée de me demander ce que je foutais là. J’ai pris les escaliers pour monter au deuxième étage et j’ai suivi le couloir jusqu’au bureau 203. J’ai ouvert la porte sans frapper.

Julie faisait remplir une déclaration à un mec, et elle a levé les yeux au ciel en me voyant.

« Tu pourrais au moins prévenir avant d’entrer comme ça.

— Il faut qu’on cause.

— Je suis occupée.

— Je peux attendre », ai-je dit en restant debout derrière le type, qui avait l’air un peu stressé par ma présence.

« Ne vous en faites pas », a-t-elle lâché en voyant que l’homme tournait régulièrement la tête pour voir ce que je faisais dans son dos. « Elle ne mord pas. Tenez, signez ici. »

Il a lu rapidement la déclaration avant de signer. Bonne idée. Ne jamais signer aveuglément les papiers des flics.

« Est-ce que vous savez qu’avec l’informatique, on n’est pas obligé de garder l’aspect vieille machine à écrire pourrie ? Les polices, ça s’appelle. Vous devriez connaître le mot, il est inscrit sur votre bâtiment. »

La flic a lâché un soupir.

« C’est bon, a-t-elle dit au type. Je vais maintenant pouvoir m’occuper de l’emmerdeuse qui a l’air d’une humeur encore plus massacrante que d’habitude. »

L’homme s’est levé, une copie de sa déposition à la main, et j’ai pris sa place sur la chaise après avoir fermé la porte.

« Des trous du cul m’ont foutue en garde à vue, ai-je expliqué.

— Je suis au courant, a-t-elle dit.

— Et tu m’as laissée pourrir au trou ? »

Julie a soupiré et m’a jeté un regard fatigué.

« Lev, tu n’as pas une carte chance « sortir de garde à vue ». Je ne peux pas faire libérer mes potes sur demande. Ça ne marche pas comme ça.

— Et persuader un flic de retirer sa plainte ? ai-je demandé. Tu pourrais ? »

Elle a levé les yeux au ciel.

« Une plainte pour quoi ?

— Outrage, rébellion, violence.

— C’était justifié ?

— Bien sûr, que c’était justifié. C’était vraiment un trou du cul.

— Je voulais dire, est-ce que la plainte était justifiée ? Manifestement, la réponse est oui.

— Je l’ai juste un peu étranglé. »

Elle m’a jeté un nouveau regard affligé, puis a haussé les épaules.

« Je verrai ce que je peux faire, mais franchement…

— Sinon, est-ce que tu pourrais me filer le dossier de quelqu’un ? ai-je demandé.

— Laisse-moi deviner. Stéphane Durand.

— Elle s’appelle Alys.

— Légalement, son nom c’est Stéphane Durand. Elle ne t’avait même pas dit ça ?

— Parce que tu crois que je lui ai dit mon nom légal ? ai-je répliqué.

— En tout cas, elle est accusée de meurtre. Une nouvelle fois. Est-ce que je t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée de sortir avec elle ? »

J’ai soupiré. Évidemment, il fallait qu’elle remette ça sur le tapis.

« Ce n’est pas la question, Julie. C’est sérieux.

— Pourquoi tu veux ce dossier ?

— Je veux savoir qui elle est vraiment », ai-je menti.

Je ne pensais pas qu’on savait vraiment qui était quelqu’un en lisant un dossier, aussi complet soit-il ; mais je n’avais pas envie d’avouer que je comptais mener ma propre enquête.

Cela dit, Julie me connaissait un peu.

« Non, a-t-elle dit.

— Allez…

— Si tu voulais jouer à la détective, tu as choisi le mauvais boulot, Lev. Il fallait être flic, pas braqueuse. »

J’ai soupiré. Je n’avais vraiment pas envie que la discussion prenne cette tournure.

« Je ne vais pas me servir des infos, je veux juste savoir ce que je dois penser de ma copine. Si elle est aussi craignos que tu le prétends, pourquoi tu ne me le prouves pas ?

— Parce que je suis sûre que si tu penses qu’elle est innocente, tu vas essayer de l’aider. »

J’ai grimacé en me demandant ce que je devais dire pour qu’elle accepte de me transmettre les informations que je voulais.

« Je pense déjà qu’elle n’a pas commis ces meurtres », ai-je dit, évitant d’utiliser le mot « innocente » que j’aurais tout de même eu du mal à employer pour parler d’Alys. « Tu peux voir les choses différemment : si tu me donnes son dossier, j’essaierai de comprendre plutôt que de faire des trucs plus violents. »

Elle a soupiré d’un air vaincu et a lancé une impression.

« Merci.

— Si tu la revois, tu sais que la meilleure façon de l’aider est de la convaincre de se rendre, n’est-ce pas ?

— Ouais, ai-je fait. Sinon, je suppose que tu ne peux pas me passer le dossier de l’enquête en cours ? »

Julie a secoué la tête et m’a tendu les feuilles qui venaient de sortir de l’imprimante.

« Tu sais très bien que je n’ai pas accès à ça. Nom de Dieu, Lev, pour une fois, évite de te mettre dans la merde, d’accord ?

— J’essaierai.

— Et j’aimerais bien que tu ne viennes pas me voir seulement quand tu as besoin d’un service. »

J’ai arboré un sourire embarrassé.

« C’est l’endroit, ai-je répliqué. Je ne sais pas pourquoi, mais les commissariats, je n’ai jamais trouvé ça très fengshui. »

•••

Je suis passée chez Alys. Je m’attendais à voir la porte de son appartement bloquée par des scellés, et j’avais prévu de l’ouvrir à coup de rangers puis de taguer quelques croix gammées, histoire de brouiller les pistes. Mais la porte avait déjà été défoncée et les scellés étaient brisés, ce qui me facilitait la tâche.

J’ai constaté avec un certain soulagement que les policiers avaient foutu le bordel dans l’appartement mais sans faire de fouille trop approfondie, et j’ai pu sortir mon poing américain des toilettes. Ça m’aurait fait chier qu’il ait été confisqué. Je n’ai pas tiré grand-chose d’autre de cette visite, mais j’étais heureuse de savoir qu’Alys – car je ne voyais pas qui d’autre ça pouvait être – avait pu repasser chez elle : elle était toujours libre.

Je suis ensuite retournée chez moi, craignant un peu de voir le sort qu’avait subi mon studio pendant mon absence, mais les flics n’avaient visiblement pas mené de perquisition ici. Soit j’avais du pot, soit ils avaient planqué des micros et ne voulaient pas éveiller mes soupçons.

Je me suis allongée sur le lit et j’ai sorti le dossier d’Alys de mon sac.

J’ai hésité un peu avant de l’ouvrir. C’était privé, avec plein de choses qu’elle n’avait peut-être pas envie que j’apprenne. En même temps, ça pouvait peut-être m’aider.

M’aider à quoi, d’abord ? La retrouver avant tous les flics du pays ? Ça paraissait peu probable. La disculper ? Comment étais-je censée m’y prendre ?

J’ai examiné les feuilles que Julie avait imprimées, espérant obtenir des réponses. J’ai été déçue.

La seule chose que ça m’a confirmée, c’était que le journaliste qui avait pondu son article minable avait eu accès à ce même document. En dehors de ça, il n’y avait pas grand-chose.

À vrai dire, je ne souhaitais pas connaître tous les détails de la vie d’Alys, mais j’avais espéré que les informations collectées récemment auraient pu me donner une vague idée de :

  1. qui pouvait bien en vouloir à ma copine ;
  1. qu’est-ce que les flics savaient sur elle ;
  1. est-ce que j’étais soupçonnée aussi ou pas.

Malheureusement, les informations les plus récentes remontaient au moment de la manifestation où je l’avais rencontrée, ce qui ne m’apprenait rien de nouveau.

En dehors de ça, le document me semblait plutôt vide, à part le meurtre dont elle avait été soupçonnée dans sa jeunesse. Il n’y avait guère que des journalistes en mal de sensations fortes qui pouvaient rendre ça véritablement effrayant. Je n’arrivais même pas à comprendre la réaction de Julie.

Je suis sûre que mon dossier était plus impressionnant.

Bref, tout ça ne m’avançait pas beaucoup ; en tout cas, ça ne m’avait pas vraiment convaincue. Je ne voyais toujours pas mon amie assassiner sept nanas pour se faire un manteau en peau de femme.

Néanmoins, quelque chose clochait dans les dates. D’après ce qui était indiqué, Alys devait avoir autour de quarante ans, et elle ne les faisait vraiment pas.

Je me suis alors souvenue de la façon dont elle avait utilisé la carte vitale qu’elle avait « empruntée » à un de nos agresseurs et je me suis demandé, un sourire aux lèvres, si le nom de naissance d’Alys était vraiment Stéphane Durand.

•••

Je suis partie récupérer l’ordinateur d’Alys à la gare, estimant qu’elle serait sans doute trop surveillée ou occupée pour y aller elle-même et que ça me donnerait peut-être un moyen de la contacter.

J’ai perdu une bonne heure pour récupérer son sac, entre le temps de transport, la galère pour trouver la bonne personne et les vérifications d’usage.

Ils ont fini par me filer les affaires de ma copine et j’ai pu rentrer chez moi, chargée comme une mule.

Aussitôt rentrée, j’ai déballé l’ordinateur portable d’Alys et je l’ai allumé. Évidemment, elle avait un mot de passe. Merde. Je n’allais pas m’amuser à jouer aux devinettes.

Comment je pouvais faire ?

Max s’y connaissait un peu en ordinateur, mais Max connaissait aussi Alys. Il n’était pas certain qu’il accepte de faire ce qui se rapprochait fort d’une atteinte à sa vie privée.

Je me suis donc contentée de prendre mon ordi à moi et d’aller glander sur Internet. J’ai entrepris de regarder tout ce qui pouvait bien se dire sur cette affaire, et je l’ai vite regretté.

Qu’Alys soit présentée comme une réincarnation du méchant du Silence des Agneaux, passe encore. Mais bordel, ce n’est pas Hannibal Lecter qui voulait se faire des manteaux en peau de femmes, lui ne voulait que bouffer des humains. Ces gens-là n’avaient vraiment aucune culture.

Pour ma part, bien que je ne sois pas nommée, j’étais présentée comme une personne suspecte, « déséquilibrée » et « connue des services de police ». C’était au final relativement léger, par rapport à ce qu’ils auraient pu trouver.

J’ai fini par laisser tomber mes activités pour la journée : j’étais sur les nerfs, éprouvée moralement par ma garde à vue et par le fait que ma copine du moment soit la personne la plus recherchée du pays. Et surtout, j’étais complètement épuisée.

•••

« Mademoiselle Saffi ? »

J’ai grogné et j’ai levé les yeux vers la porte de mon appartement, devant laquelle se tenait un type brun et plutôt maigre, habillé en chemise et pantalon chic.

J’avais dû m’endormir sur l’ordinateur, mais ça n’expliquait pas pourquoi un trou du cul se sentait autorisé à rentrer chez moi.

« C’est pas Mademoiselle.

— Je suis venu apporter un message », a-t-il dit en s’approchant de moi.

Ca sentait l’embrouille. Je suis restée cool, cela dit. Globalement, dans la vie, je reste toujours plutôt cool.

« Il ne fallait pas vous emmerder, ai-je dit en sortant une clope. Je lis mes e-mails. Parfois.

— Vous devez abandonner », a-t-il ordonné, sur un ton monocorde.

Il s’était encore rapproché de moi et maintenant il était trop près. Je me suis levée, histoire de montrer que je n’allais pas me laisser faire par un connard dans son genre.

« Abandonner quoi ? ai-je demandé en allumant ma clope.

— Vos recherches concernant le travesti. Il vous a trompé et trahi. Il ne mérite pas que vous mourriez pour lui. »

Je lui ai envoyé un direct du droit dans la mâchoire, et le type s’est écroulé par terre.

« C’est « elle », connard ! » ai-je répliqué.

Je m’attendais à ce qu’il sorte un flingue et le pointe sur moi. S’il jouait à ça, il allait se prendre un gros coup de godasse avant d’avoir pu viser.

« Et tu te prends pour qui, pour venir me faire chier dans mon appart’ ? »

L’homme s’est tourné vers moi. Il m’a jeté un regard mauvais. Ça lui donnait un air de méchant qui allait bien avec sa barbe de quelques jours.

Hey, une seconde, Lev. Il était imberbe il y a une minute.

« Tu refuses », a constaté le nouveau barbu. « Alors, tu dois mourir. »

Sur ses mains aussi, des poils avaient poussé. Ses ongles s’agrandissaient à vue d’œil, et il semblait beaucoup moins maigrichon que tout à l’heure.

Je ne comprenais rien à ce qui était en train de se passer, mais tout ça ne sentait pas bon. J’ai profité du fait qu’il soit encore à terre pour lui envoyer un gros coup de ranger coquée dans l’estomac, mais il l’a bloqué d’une main griffue et m’a fait tomber au sol.

Et merde.

J’ai essayé de me relever, mais il a été plus rapide que moi et m’a attrapée par les épaules avant de me projeter. J’ai percuté la fenêtre de la pièce et me suis effondrée par terre.

« Ouch. »

Ses « mains » avaient partiellement déchiré mon débardeur – et la peau en dessous – mais ce n’était rien comparé au sort que le type avait fait à ses propres vêtements.

Si on pouvait encore appeler « type » une espèce de grosse bête bipède poilue qui me regardait avec des méchants yeux jaunes.

J’avais déjà vu des films et lu des bouquins – enfin, surtout des bandes dessinées – aussi n’ai-je pas eu de mal à mettre un nom sur cette chose : loup-garou. Évidemment, les loups-garous n’existaient pas, mais manifestement celui-ci n’était pas au courant.

« OK, ai-je dit en ramassant la cigarette qui avait roulé par terre. Tu veux la jouer comme ça… »

Je m’étais toujours demandée comment je réagirais si je devais être, dans la vraie vie, confrontée à une telle créature. Est-ce que j’y croirais ? Est-ce que je penserais être devenue folle ? Est-ce que j’arriverais à garder la classe ?

Je comptais bien prendre la troisième option, ou mourir en essayant.

Le loup m’a sauté dessus et je ne l’ai évité que de justesse en faisant une roulade vers le lit, auquel je me suis cognée au passage.

« Aïe », ai-je dit en constatant que le loup-garou, au lieu d’être passé à travers la vitre pour s’écraser quelques étages plus bas – ce qui m’aurait plutôt arrangée – s’était écrasé contre un mur de briques qui avait remplacé ma fenêtre.

Encore une bizarrerie qu’il faudrait que j’élucide si je survivais à ce combat, ce que le loup-garou n’était manifestement pas décidé à me laisser faire.

Il m’a encore bondi dessus, et j’ai réussi à l’esquiver en plongeant sur le lit. Avantage : cette fois-ci, je ne m’étais pas fait mal dans le mouvement. Inconvénient : vu ma position, j’allais avoir du mal à en enchaîner un autre, de mouvement.

Alors que j’essayais de me relever, la créature m’a attrapé la jambe et je me suis à nouveau retrouvée allongée à plat ventre sur le lit. Pas besoin de faire un dessin pour qu’on comprenne que ce n’est pas vraiment la position idéale dans un combat rapproché.

J’ai poussé un cri de douleur quand j’ai senti les dents du loup-garou se planter dans mon mollet gauche à travers mon pantalon en cuir. Saloperie.

Je lui ai envoyé un coup de tatane dans la gueule avec mon pied libre et il a lâché prise. J’ai alors balancé mes jambes de l’autre côté du lit et je me suis relevée, manquant de m’écrouler à cause de la douleur.

Je me suis tournée vers le loup-garou qui se relevait aussi. Il avait un sourire carnassier, et je le comprenais un peu, vu que j’étais dans le pétrin.

Alors, j’ai vu le collier qui traînait sur la petite table à côté du lit. Un de mes colliers brillants et bling-blings que j’aimais bien mettre de temps en temps, surtout avec une chemise ouverte ; celui-ci avait en plus une certaine valeur sentimentale parce que je l’avais chourré à un vrai connard. J’y avais rajouté des dog tags au nom de « Léviathan », mais du coup je portais l’ensemble plutôt rarement, parce qu’avec le treillis et les rangers ça faisait vraiment trop bidasse, même pour moi.

Bref, quand j’ai vu ça, c’est moi qui me suis mise à sourire.

Le loup m’a sauté dessus et on s’est effondrés par terre tous les deux : moi dessous, sur le dos, lui au-dessus. Il a levé son bras, se préparant à frapper, et j’ai tendu le mien pour attraper le collier. Il m’a lacéré la figure tandis que je lui envoyais mon poing dans la tête.

J’ai senti le sang chaud couler dans mon cou mais c’est le loup qui s’est mis à hurler de douleur, déclenchant en moi une satisfaction sadique.

Bingo. En plus d’avoir une valeur sentimentale et des dog tags, mon collier était en argent. Une matière que les loups-garous ne pouvaient pas piffrer. C’était bien connu.

Je l’ai frappé une nouvelle fois en tenant la chaîne autour de mes doigts, et je me suis dit qu’il était dommage que mon poing américain soit en acier plutôt qu’en argent massif. Avec ça, j’aurais pu devenir Lev, Tueuse de loups-garous.

Fermement décidée à obtenir le titre même sans posséder l’accessoire, je me suis dégagée de la bête et me suis mise à genoux au-dessus d’elle.

Ensuite, j’ai passé le collier autour de son cou et j’ai commencé à serrer. Simple et efficace.

Je n’aime pas qu’on vienne me gonfler chez moi.

•••

J’ai grogné et levé les yeux vers la porte de mon appartement. Personne.

J’avais dû m’endormir sur l’ordinateur et faire un rêve idiot.

J’ai sorti une cigarette de son paquet et je l’ai allumée, émergeant doucement de ma sieste improvisée.

J’ai décidé qu’il était temps d’abandonner mes recherches sur Internet et de prendre une bonne nuit de sommeil. Allongée dans un vrai lit, je ne ferais peut-être pas de rêves à la con.

Avant d’éteindre la lumière, j’ai quand même attrapé le collier qui traînait à côté et je l’ai passé autour de mon cou. Juste au cas où.

Chapitre 7. Suspension consentie de l’incrédulité

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Neufs jours
avant que je descende Alys

C’est le bruit de la sonnette qui m’a réveillée. J’ai grogné. Onze heures trente. Je n’étais déjà pas hyper matinale à la base, mais la garde à vue avait achevé de décaler mes horaires de sommeil.

Et encore, j’avais de la chance, ces trouducs ne m’avaient gardée que vingt-quatre heures.

Je me suis levée et dirigée vers la porte sans prendre la peine de m’habiller, et tant pis si quelqu’un voyait que je ne m’épilais pas les jambes. Je ne vois pas pour qui ça aurait été une surprise, de toute façon.

En revanche, j’ai attrapé mon poing américain en chemin, histoire d’avoir un argument à avancer en cas de rencontre importune.

J’ai regardé par le judas. Ce n’était que Max. Je lui ai ouvert la porte et il a froncé les sourcils en voyant ce que j’avais dans la main.

« Salut, ai-je fait en posant l’arme.

— Salut. Je venais voir si t’allais bien. »

Il continuait à fixer le poing américain. Il avait l’air de trouver ça bizarre. Vu ma réputation de violente, je ne voyais pas pourquoi.

J’ai cherché mon paquet de cigarettes et m’en suis sorti une alors qu’il s’asseyait sur le lit.

« Ne t’en fais pas, ai-je dit en l’allumant. Je suis calme, posée, raisonnable, malgré mon jouet. Et puis, j’ai rêvé qu’un loup-garou venait me bouffer, faut bien être prudente. »

Il faudrait peut-être que je me fasse faire des balles en argent, avec cette logique.

« C’est juste que je ne savais pas que tu avais ça chez toi. »

Heureusement que je n’avais pas sorti mon flingue, alors, ai-je songé en voyant son expression concernée.

« Sérieusement, a-t-il repris, ça va ? »

J’ai haussé les épaules. Je n’avais pas pris le temps de me poser cette question et je n’en avais pas envie. Si j’admettais que je ne pouvais rien faire, il ne me restait plus qu’à déprimer en priant pour que ma copine s’en sorte. Seulement, admettre que je ne pouvais rien faire, ça n’était pas trop mon style.

« Écoute, Max, si t’es venu pour me dire qu’il faut que je fasse confiance aux flics, aux journaleux et autres enfoirés, laisse tomber. Je ne vais pas rester les bras croisés à me lamenter.

— Et qu’est-ce que tu vas faire, alors ? »

J’ai essayé de remettre un peu d’ordre dans mes pensées. J’avais un peu réfléchi à un plan avant de m’endormir, mais je ne m’en souvenais plus très bien.

« Je m’étais dit, grand un, buter des journalistes, mais j’imagine que ça n’aiderait pas. »

Max a acquiescé d’un petit signe de tête.

« Ouais. J’ai vu quelques journaux, c’est dramatique.

— Tu as vu l’entretien avec le psy ? »

Il a grimacé. Manifestement, il n’avait pas plus aimé que moi.

« Tu le connais, ce psy ? ai-je demandé. Je veux dire, il s’occupe de personnes trans ? »

Je savais que Max faisait pas mal de boulot dans l’association trans du coin, notamment pour recenser les médecins qui acceptaient de les traiter à peu près correctement et de leur filer des hormones sans trop faire chier.

« Pas que je sache. J’espère que non, vu ce qu’il a écrit.

— Donc, grand deux. Allez voir ce bon docteur et l’interroger.

— Hein ? »

Max me regardait avec des yeux ronds, visiblement sans savoir si je plaisantais ou pas.

Je n’étais pas sûre de le savoir moi-même. J’avais vraiment envie d’enfiler une cagoule et de débarquer dans son cabinet, mais il n’était pas dans le coin.

« Pourquoi c’est lui qu’on a choisi ? me suis-je demandé à voix haute. C’est peut-être juste un connard transphobe, mais peut-être aussi qu’on cherche à enfoncer Alys. Je voudrais bien vérifier, parce que les flics ne le feront pas.

— Putain, Lev. Arrête tes conneries. J’ai vu que t’avais été en garde à vue, ça t’a pas suffi ?

— Bon, on verra pour le psy, ai-je concédé. C’est pas le plus urgent, de toute façon.

— Ça s’est pas trop mal passé, la garde à vue, au fait ? a demandé Max.

— Ça va. Je suis juste accusée d’outrage, rébellion et violence sur agent.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai outragé, que je me suis rebellée et que j’ai étranglé un agent, ai-je répondu distraitement. Bon, alors, grand C, tu…

— Trois, a interrompu Max.

— Hein ?

— Tu as fait le point un et le point deux. Si tu veux continuer, c’est « trois » et pas « C ». »

J’ai soupiré. J’aimais bien Max, mais il avait un côté psychorigide que j’avais par moment du mal à supporter.

« Grand trois, ai-je néanmoins concédé. Je voudrais que tu m’aides à accéder à l’ordi d’Alys. »

Je savais qu’il ne serait pas très chaud, mais je l’estimais plus enclin à m’aider s’il pensait me détourner de mon opération chez le psy, raison pour laquelle j’en avais parlé avant.

« D’accord, a-t-il soupiré. Après ça, on mange ? »

J’ai hoché la tête. Il était presque midi. D’accord, je venais de me lever, mais ça ne m’avait jamais empêchée d’avoir faim.

« Kebab ou pizza ? » ai-je demandé.

Max a souri. Au moins, on avait le même goût pour la nourriture raffinée.

•••

Max a fait joujou avec l’ordinateur d’Alys pendant que je prenais ma douche. Quand je suis sortie, il était déjà en train de l’éteindre.

« Tu as réussi ? ai-je demandé.

— Oui. J’ai mis « azerty » comme nouveau mot de passe. Tu t’en souviendras ?

— Je crois que je peux y arriver. Merci. »

Je regardais mon hacker de génie avec une sincère admiration, mais il a simplement haussé les épaules.

« C’est pas très compliqué, tu sais, quand t’as accès à l’ordi. Il suffit de…

— Tu m’expliqueras ça en mangeant ? » ai-je suggéré en espérant que, d’ici là, ça lui serait sorti de la tête. Les explications techniques concernant l’informatique avaient un peu tendance à me gonfler.

Ça a eu l’air de marcher, puisqu’il a enfilé sa veste et qu’on est sortis. On a opté pour une pizzeria, mais largement moins miteuse que mes sorties habituelles.

« J’avais peur que tu sois déprimée, mais tu ne m’as pas l’air très chamboulée », a-t-il remarqué après avoir commandé.

Je n’avais jamais eu la carrure pour jouer la veuve éplorée. Et puis, Alys n’était pas encore morte, alors je n’avais pas vraiment de raison de me mettre à chialer.

« Tu croyais quoi ? ai-je demandé. Que j’allais être effondrée parce que ma copine est en réalité une tueuse en série ? Conneries. C’est pas elle. »

Max s’est tripoté la barbiche d’un air songeur.

« Je la vois mal tuer ces filles, a-t-il admis. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi elle s’est enfuie. Ni comment, d’ailleurs.

— Pour le comment, c’est par la fenêtre de la salle de bains. Pourquoi, j’imagine que c’est parce qu’elle avait des raisons d’avoir peur des flics.

— Je suppose, a-t-il dit.

— Tu l’as connue avant moi, je crois. Tu penses que quelqu’un pourrait lui en vouloir ?

— Je ne sais pas. Elle ne m’a pas beaucoup parlé d’elle.

— Comment vous vous êtes rencontrés ? »

Nos pizzas arrivaient. On a fait une pause dans la discussion pendant que la serveuse déposait nos assiettes.

« Elle cherchait l’adresse d’un médecin qui accepterait de lui prescrire des hormones légalement. »

J’ai hoché la tête, avant de commencer à manger ma pizza.

« C’était… c’est sérieux, entre vous deux ? » a-t-il demandé après un moment de silence.

J’ai fait semblant de ne pas noter l’utilisation de l’imparfait. Comme si on n’était plus ensemble sous prétexte qu’elle était recherchée par tous les flics de France…

« On s’entend bien. On a un peu les mêmes goûts.

— Vraiment ? »

Il semblait sceptique.

« Pas en matière de fringues, évidemment, ai-je admis. Quoique… Mais sinon, ouais, c’est un peu mon âme-sœur féminine. Sauf qu’elle n’a pas d’âme. »

Je lui avais demandé pour la charrier si elle se considérait comme « une âme de femme dans un corps d’homme », parce que j’avais toujours trouvé la formule débile. Elle m’avait répondu qu’elle avait vendu son âme. Ce qui réglait le problème.

•••

Max m’a quittée après le repas, non sans m’avoir fait promettre de ne pas faire de conneries et de laisser tomber mon plan « interrogatoire musclé de psy ».

Il avait raison, évidemment : l’idée de vouloir défendre Alys était complètement irresponsable. Je n’étais ni flic, ni détective privée, et je n’avais personne pour m’aider.

Sauf une fantôme qui avait tendance à apparaître dans mes rêves, mais je n’étais toujours pas complètement sûre qu’elle existe en dehors de mon imagination.

Le truc, c’est que j’avais dans la vie parfois tendance à considérer qu’il était de ma responsabilité d’être un peu irresponsable.

Quand je suis arrivée devant chez moi, je me suis dit un peu tard que, plutôt que de ruminer tout ça, j’aurais mieux fait de remarquer le monospace noir que je venais de longer.

J’ai entendu la portière s’ouvrir derrière moi et me suis figée. Merde. J’ai mis la main dans ma poche et j’ai senti le contact froid du poing américain. Si ça continuait comme ça, il faudrait que je songe à prendre sur moi quelque chose d’un peu plus sérieux.

« Relax, Lev », a fait la voix derrière moi, et je me suis retournée, un peu rassurée.

C’était Julie. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien foutre là ?

« Il faut qu’on cause », a-t-elle dit en me montrant la portière ouverte. J’étais censée la suivre.

J’ai hésité quelques secondes mais j’ai fini par monter dans la caisse, même si je flairais le piège.

En face de moi, il y avait un type que je ne connaissais pas et qui puait le flic à vingt lieues à la ronde. J’allais me relever, mais Julie est entrée à son tour et m’a fait signe de rester assise.

J’ai soupiré. J’aurais encore préféré que ce soit les skins de l’autre jour qui remettent le couvert, tiens.

« Ravi de vous rencontrer, madame Saffi, a fait l’homme en me tendant la main. Je m’appelle Antoine Rocher.

— Vous voulez quoi ?

— Vous vous doutez bien que c’est à propos de votre amie, a-t-il expliqué. Il semble que j’aie de nouvelles informations à vous donner. De quoi compléter le dossier que le lieutenant Braille vous a communiqué. »

J’ai lancé un regard furieux à Julie. Nom de Dieu, pourquoi est-ce qu’elle avait cafté ?

« Oh, a fait Rocher en souriant, ne lui en voulez pas. Elle n’a rien dit. Pas avant que je menace de vous envoyer en prison toutes les deux à cause de vos autres arrangements. »

J’ai retenu une grimace. Soit il était au courant de mes divers larcins, soit il bluffait vachement bien.

« D’accord. Par contre, on est obligés de se la jouer Mafia à discuter de ça dans une bagnole ? ai-je répliqué sur un ton léger. Eux, au moins, ils ont une vraie limousine.

— Avant de vous laisser descendre, j’aimerais que nous soyons au clair sur certains points, a expliqué le policier avec un sourire. Pour être honnête, j’ai des informations qui rendent le rôle de votre amie plutôt… ambigu. Si elle vous contacte, nous pensons qu’il pourrait être bénéfique pour tout le monde que vous nous permettiez d’en savoir plus.

— Servir d’indic, quoi. J’ai une question, quand même. L’enquête sur les trois meurtres, c’est vous qui la menez, maintenant ?

— Pas exactement. »

J’ai froncé les sourcils. Voilà une réponse qui me semblait un peu étrange.

« Pourquoi vous venez me causer de ça, alors ? »

Le policier a soupiré. Il ne devait pas aimer mon ton. Je faisais souvent cet effet aux gens.

« Disons que je fais également partie d’une équipe un peu… particulière.

— C’est quoi, ces conneries ? ai-je demandé en me tournant vers Julie.

— Ce ne sont pas des conneries, Lev. Quand Rocher t’aura raconté ce qu’il sait, tu verras qu’il y a quelque chose qui pue derrière tout ça et qu’Alys est bien différente de ce qu’elle prétend être.

— Pour l’instant, a repris le policier, je ne vous demande rien. Je veux juste vous communiquer certaines informations. Après cela, j’espère que vous comprendrez à quel point votre amie est dangereuse. Cela dit, vous avez raison, nous ne sommes pas obligés d’en discuter dans une voiture. »

•••

Rocher et moi sommes allés nous installer dans un café, en veillant quand même à s’asseoir dans un coin relativement isolé. On a attendu d’être servis avant de commencer à parler.

« Bien, a-t-il dit. Je vais vous expliquer qui est vraiment Alys. C’est une histoire étrange, mais vous devez me croire. »

J’ai retenu une grimace. En général, quand on me sortait ce genre de choses, je pouvais me préparer pour une histoire à dormir debout, comme s’il suffisait de prévenir à l’avance pour lui assurer un minimum de crédibilité.

« Si c’est pour m’apprendre qu’elle est trans, ce n’est pas franchement la peine, ai-je répliqué.

— Il y a un peu plus que ça. »

Il a souri et avalé une gorgée de son café, puis il a semblé se concentrer pour revenir à notre discussion.

« Pour être honnête, madame Saffi, je fais partie d’une organisation un peu… parallèle… à la police. On pourrait appeler ça une association. Ça s’appelle Nexus. Le nom veut dire « lien » en latin. »

C’est là que le récit de Rocher a commencé à devenir ce que je qualifie d’ » histoire à dormir debout ».

Nexus, d’après ce qu’il me disait, ressemblait fort à une secte. Son nom était censé désigner le lien entre ce monde, le bon vieux monde réel bien physique, et… l’ » autre ». Ou les autres, je ne suis pas sûre d’avoir vraiment compris.

Bref, là, je me suis demandé pourquoi Julie m’avait collé ce type dans les pattes. Ils voulaient monter une section « X-files » dans la police française ?

« Vous suivez ? m’a demandé Mulder.

— Ouais. Continuez. »

Rocher était impliqué dans cette association, mais il était le seul à avoir véritablement une fonction de policier. Les autres étaient plutôt des sortes d’experts de tout ce qui est occulte. Ils avaient même un médium.

« À vrai dire, il ne m’a pas toujours convaincu, a-t-il admis. Beaucoup de flou, peu de fiabilité. Il est toujours difficile de vérifier s’il s’agit de coïncidences, ou s’il y a autre chose derrière. »

Rocher m’a ensuite expliqué que le rôle de Nexus n’était pas de prendre pour argent comptant tout ce qui relevait du surnaturel, mais de l’étudier sans a priori.

« Nous donnons un avis en parallèle de la police sur les meurtres en série qui ont un lien avec le paranormal. Que ce soit réel ou pas, l’important est que les meurtriers, eux, y croient. »

Rocher m’assurait ne pas vraiment croire à tout cela, mais son regard d’illuminé le contredisait quelque peu.

« D’accord, ai-je fait. Admettons. Quel rapport avec Alys ?

— Votre amie a été placée sous surveillance depuis un certain temps. Elle s’est prise très jeune pour une sorcière, vous le saviez ?

— Non, ai-je admis. Cela dit, je ne lui ai pas demandé. Qu’est-ce que vous appelez « sorcière », exactement ? »

La première fois qu’Alys était apparue dans le collimateur de Nexus, c’était à la fin de son adolescence, lorsqu’elle avait commencé à pratiquer ce qui ressemblait furieusement – enfin, pour cette secte – à de la magie noire.

« Votre amie ne se contentait pas de parler avec les morts, a-t-il expliqué. Nous ne surveillons pas toutes les personnes qui s’adonnent à ce genre de hobbies. C’est lorsqu’elle a commis son premier meurtre que nous avons décidé de garder un œil sur elle. »

Rocher était intimement persuadé qu’Alys avait commis le meurtre dont elle avait été accusée plus jeune. Étant donné qu’elle l’avait avoué devant moi, je pouvais difficilement lui donner tort. Il la soupçonnait également d’avoir eu recours à la magie noire dans le processus.

Ce n’était pas le seul assassinat qu’il voulait lui coller sur le dos. Nexus la soupçonnait de plusieurs dizaines d’homicides au cours de la dernière décennie.

« Bien sûr, ai-je fait en terminant ma bière. Elle est aussi responsable du 11 septembre, tant que vous y êtes ?

— Je sais que cela peut sembler incroyable, a-t-il admis, et je ne pourrais pas vous le prouver formellement. Son premier meurtre a été violent, mais les autres beaucoup plus discrets. Seulement, il y a trop de coïncidences : les personnes à qui elle en veut ont tendance à disparaître mystérieusement, à ne pas se réveiller un beau matin, à mourir d’un accident suspect… Votre amie est toujours là au mauvais endroit et au mauvais moment. Seulement, madame Saffi, je ne crois pas au hasard.

— Mais vous croyez à la magie noire ? » ai-je demandé, un poil sarcastique.

Rocher a terminé son café avant de me répondre.

« Je ne sais pas. Peut-être simplement qu’elle utilise des méthodes que nous n’arrivons pas à identifier ou à comprendre. Tout ce dont je suis persuadé, c’est qu’elle est impliquée là-dedans. »

La serveuse a choisi ce moment pour s’approcher et demander si on voulait autre chose. Rocher a commandé un autre café, je me suis abstenue.

« C’est tout ce que vous avez à me dire ? ai-je demandé.

— Vous devez savoir que votre amie a endossé de multiples identités au cours des années. Elle a changé de nom à de nombreuses reprises.

— Et alors ? ai-je demandé. Elle peut bien changer de nom. Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? »

Rocher a soupiré. Il a attendu que la serveuse lui apporte son café avant de répondre.

« Je comprends que vous ayez du mal à me prendre au sérieux, a-t-il admis. Simplement, Lev, je voudrais que vous fassiez quelque chose pour moi.

— Je ne jouerai pas les collabos, me suis-je défendue.

— Il ne s’agit pas de cela, a-t-il protesté. Vous comprenez que je pourrais vous faire jeter en prison immédiatement et pour plusieurs années si je révélais comment Julie vous aide à gagner votre vie ? »

J’ai grimacé. Après les contes à dormir debout, voilà que j’avais droit aux menaces.

« Je ne souhaite pas en arriver là, a-t-il repris. Malgré le côté quelque peu irrégulier de certains de vos actes, je suis convaincu que vous êtes quelqu’un de bien. Quelqu’un que je voudrais aider. »

Je l’ai dévisagé, sceptique. Je ne voyais vraiment pas comment ce type allait bien pouvoir m’aider.

« J’espère que vous réalisez mieux pourquoi il est vital que vous nous préveniez si Alys vous recontacte, ou s’il y a quoi que ce soit d’autre de nouveau. Cependant, je comprendrais que vous ne le fassiez pas. C’est votre amie, et vous lui faites confiance. Je ferais pareil à votre place. »

J’ai retenu un soupir en voyant la grosse ficelle du « en fait je suis ton pote, la preuve, je ne te fous même pas en taule ».

« Simplement, a-t-il repris en me tendant une épaisse pochette cartonnée, je voudrais que vous lisiez un résumé des informations que nous avons recueillies à propos d’Alys. Vous ne les croirez peut-être pas, mais j’espère que si vous la revoyez et que vous réalisez ce qu’elle est vraiment, vous ferez appel à moi. »

J’ai pris son dossier, puis sa carte, en hochant la tête. Il pouvait toujours compter là-dessus, ouais.

•••

J’ai beaucoup réfléchi à tout ça en rentrant chez moi.

Évidemment, j’avais du mal à gober tout l’aspect paranormal. Pourtant, ça aurait le mérite d’expliquer mes rêves avec Lilith. Et si on allait par là, est-ce que je n’avais pas été attaquée, la veille, par un vrai loup-garou ?

C’était dur à croire.

Même le fait qu’Alys se soit prise pour une super sorcière, ça ne collait pas. Elle m’avait semblé aussi rationnelle que n’importe qui. Elle n’envoûtait pas les gens. Enfin, à part moi.

Elle avait bien un énorme cercle de protection tatoué sur le dos, mais je n’étais pas sûre que ça ait plus de valeur que le serpent de mon bras.

En arrivant chez moi, je me suis demandé ce que je devais faire de toutes les informations que je possédais sur elle. J’avais le dossier des X-Files, et Max m’avait permis d’accéder à ses fichiers personnels. Seulement, j’avais un peu du mal à me voir fouiller là-dedans.

Je me suis finalement décidée à laisser le passé de ma copine en paix pour le moment. Je ne m’en servirais que si je mettais trop de temps à la retrouver.

En attendant, la nuit tombait et j’avais une piste pour retrouver qui lui en voulait.

•••

Au bout de la deuxième heure passée sur ou à côté de ma moto, à attendre devant un bar réputé pour accueillir tous les fachos, boneheads et autres nazillons du coin, j’ai réalisé que pour ce qui était de faire des planques, la voiture était une meilleure option que la bécane.

J’en étais au stade où j’envisageais d’entrer et de ne pas faire du tout dans la finesse – ce qui n’était de toute façon pas au programme. Même armée, je risquais de me faire démolir, mais j’avais épuisé toute ma réserve de patience et de biscuits chocolatés. Et je m’étais déjà refait deux couches de vernis à ongle noir.

Heureusement, Tatouage Moche est sorti du bar avant que je ne fasse une grosse connerie. Il est monté dans une voiture, accompagné par deux de ses potes.

J’ai attendu qu’ils démarrent et commencent à s’éloigner avant de lancer le moteur de ma moto pour les suivre à distance, tous feux éteints.

•••

Le nazi est descendu de bagnole dix minutes plus tard. Il a salué les autres de la main et la voiture est repartie tandis qu’il rentrait dans sa petite maison.

J’ai laissé la moto à distance et j’ai fait à pied le chemin qui me séparait de la baraque. Je suis restée quelques secondes devant la porte, à me demander s’il fallait essayer de la crocheter ou employer des méthodes plus brutales.

Je me suis finalement contentée de sonner. Avec un peu de chance, il penserait que ses potes avaient oublié un truc chez lui et ne se méfierait pas. C’était sans doute un calcul raisonnable, à en juger par sa surprise lorsqu’il a ouvert et s’est retrouvé nez à nez avec le canon de mon flingue.

•••

Quelques minutes plus tard, après avoir fait asseoir Tatouage Moche dans son canapé, j’ai appris qu’il s’appelait en réalité Robert Pélichon. Malheureusement, c’est tout ce qu’il a bien voulu me dire : malgré mes menaces de lui coller une balle dans le genou, il refusait de répondre au reste de mes questions.

« Tu crois que je bluffe ? ai-je demandé. Si tu veux continuer à pouvoir marcher normalement, tu devrais vraiment me dire pourquoi, toi et tes potes, vous avez essayé d’enlever ma copine, et qui était le type avec vous.

— Joseph Martin, a répondu une voix à côté de moi. Un petit flic sans envergure qui, je suppose, les a recrutés. Accessoirement, il est mort. »

Je me suis tournée vers la voix et j’ai reconnu Alys. J’ai mis une fraction de seconde, tout de même : elle avait troqué son look habituel pour un treillis et un blouson en cuir, et ses cheveux étaient passés du blond au noir.

« Alys ! Si tu savais comme je suis contente de te revoir », me suis-je exclamée en me jetant dans ses bras, oubliant temporairement le facho que je braquais.

Ou, plus exactement, que je ne braquais plus, toute occupée à mes retrouvailles. Tatouage Moche en a profité pour plonger vers un meuble et en sortir un flingue qu’il a levé vers nous, manifestement décidé à s’en servir.

J’ai juste eu le réflexe de diriger mon arme dans sa direction et d’appuyer à répétition sur la détente, en me retenant de fermer les yeux lorsque j’ai commencé à entendre les détonations. J’aurais été bien incapable de savoir si elles provenaient de son flingue, du mien ou des deux.

Finalement, c’est lui qui s’est écroulé, tandis qu’Alys et moi restions debout. Ce qui, j’en ai déduit, voulait sans doute dire qu’il ne nous avait pas touchées.

Elle a jeté un regard rapide sur ce qui ressemblait maintenant à un cadavre, puis s’est tournée vers moi, le sourire aux lèvres.

« Moi aussi, je suis contente de te revoir. »

•••

Après m’avoir fait un baiser rapide, Alys est allée se pencher sur le nazi. Contrairement à ce que je croyais, il n’était pas mort.

« Oh, a-t-elle fait d’un air compatissant, c’est une vilaine blessure que tu as là. T’en penses quoi, Lev ? »

J’ai jeté un coup d’œil rapide. Tatouage Moche s’était pris deux balles : une près de l’épaule et l’autre dans le bas du bide.

« Je suppose qu’il peut s’en tirer, ai-je dit. S’il est soigné à temps.

— Effectivement, a repris Alys avec un sourire méchant. S’il est soigné à temps. Ce qui, je dirais, dépend pour l’heure de sa faculté à répondre à certaines questions. »

J’ai souri à mon tour devant la façon dont elle menait son interrogatoire.

« Donc, a-t-elle fait en s’adressant à Tatouage Moche, essayons de faire vite. Tu bossais pour Joseph Martin, n’est-ce pas ? »

Le skinhead lui a craché à la figure ; ou, plus exactement, il a essayé, mais le crachat ensanglanté est juste retombé sur le bas du treillis de ma copine.

« Plutôt crever que de te répondre, espèce de sale pédé. »

Le sourire d’Alys s’est élargi en taille comme en méchanceté et elle a posé son pied sur l’estomac ensanglanté du néo-nazi.

« Oh, ça me va aussi, a-t-elle fait alors qu’il se mettait à hurler de douleur. Cela dit, je suis gouine, quoique je ne sois pas certaine que tu saches faire la différence. Reprenons donc : pourquoi Joseph Martin t’a-t-il engagé, toi et tes petits copains ?

— Va chier ! a-t-il hurlé. Je ne parlerai jamais ! Et je sais que vous n’aurez pas les couilles de me buter ! »

On s’est regardées un instant, Alys et moi, et j’ai su qu’on pensait à la même chose.

« Les couilles, ai-je répété en m’agenouillant à côté de lui. Ça a l’air vachement important pour toi, hein ? »

J’ai déboutonné son pantalon et j’ai posé le canon de mon arme sur son entrejambe avant de le regarder dans les yeux.

« Pourquoi Joseph Martin t’a-t-il engagé ? ai-je demandé à mon tour. Fais attention, je ne te poserai la question que deux fois.

— Tu n’oseras pas, a-t-il répliqué en souriant.

— Ouais, t’as raison. Une connasse de gouine misandre comme moi, ça me poserait sans doute un putain de problème éthique d’arracher les couilles à un trou du cul dans ton genre. Tu veux parier ? »

Je l’ai vu calculer pendant une fraction de seconde, puis il a dû se dire que je ne bluffais pas.

« José nous a demandé de la surveiller », a-t-il soupiré en regardant Alys.

Il était maintenant capable de parler d’elle au féminin. C’est fou ce qu’un petit peu de pédagogie peut être efficace, lorsque c’est fait intelligemment.

« Il nous a dit qu’elle était dangereuse, mais que la police n’avait rien contre elle, alors on devait se renseigner un peu.

— Et c’est pour ça que tu as essayé de me faire cracher son adresse, ai-je complété.

— Oui, a-t-il admis. Un de mes gars t’a suivie quand tu t’es barrée et on a tenu José au courant.

— Alors, a fait Alys, il vous a demandé de m’enlever. J’ai bon ? »

Tatouage Moche a fait un petit signe de tête qui voulait sans doute dire oui.

« Ensuite, a-t-elle dit, vous avez échoué lamentablement. Ce que je voudrais savoir, c’est s’il y a un lien entre votre opération minable et la descente de police qu’il y a eu chez moi.

— Je ne sais pas, a fait le skinhead. José ne nous a rien dit.

— Tu sais pour qui il bossait, ton José ? »

Le nazi a fait non de la tête.

« Il travaille dans la police. C’est tout ce que je sais.

— Travaillait, plutôt, a fait Alys sur un ton léger. Je viens de chez lui, il s’est fait descendre. J’imagine que ses vrais patrons n’ont pas trop apprécié votre fiasco. »

•••

« Bon, ai-je fait alors qu’on se dirigeait vers ma moto, c’est quoi, le plan ? »

Alys a haussé les épaules, l’air assez peu fixée.

« Je ne sais pas trop. Dans l’immédiat, je pensais quitter la ville et mettre un peu de distance. Tu veux venir avec moi ?

— Hum. Je peux te poser une question d’abord ? »

Elle m’a regardée, visiblement un peu surprise.

« Est-ce que tu es comme le méchant du Silence des Agneaux ? » ai-je demandé.

Son expression était pour le moins perplexe.

« Sauron ? Un œil géant qui veut récupérer l’anneau unique pour dominer le monde ? »

J’ai soupiré. Elle n’était pas la première à faire cette confusion.

« Non, ça c’est le Seigneur des Anneaux. Ma question à moi, c’est : est-ce que tu as tué ces nanas pour te faire un manteau en peau de femme, histoire d’en devenir une vraie ? »

Alys a froncé les sourcils, puis a tourné les yeux vers son blouson en cuir d’un air soupçonneux.

« Je suis presque sûre que c’est de la vache, a-t-elle dit. Ou du mouton. Un truc comme ça. »

J’ai souri et je l’ai embrassée, rassurée.

« Sérieusement, pourquoi est-ce que la police te recherche ? »

Alys a haussé les épaules d’un air négligent.

« Oh, j’imagine que j’ai laissé une empreinte ou un morceau d’ADN quelconque sur le lieu du crime. Sans doute un de mes cheveux. Ça m’arrive tout le temps. Je veux dire, je sais que ce n’est pas bien et qu’il faut faire attention, mais dans le feu de l’action, avec l’euphorie, je n’y pense jamais. »

On s’est regardées toutes les deux pendant quelques instants, puis elle s’est mise à sourire.

« D’accord, a-t-elle dit. Je suppose qu’il est temps que je te donne quelques explications. »

Interlude 1. Back in black

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Vingt-sept jours
avant que je descende Alys

Lorsqu’elle est rentrée du boulot, Alys a laissé tomber son sac par terre, avant de sortir un soda du frigo et de s’affaler sur un vieux fauteuil.

Elle allait allumer la télé lorsque qu’une jeune femme plutôt grande à l’allure gothique est apparue devant elle.

Quelqu’un de normal aurait sans doute poussé un grand cri, mais à ce moment-là du récit je pense que tout le monde aura compris qu’Alys n’avait pas grand-chose de normal.

« Lilith ? a demandé Alys en fronçant les sourcils.

— Bingo ! a répondu la jeune femme avec un sourire joyeux. J’avais peur que tu ne me reconnaisses pas, après toutes ces années.

— Pourquoi est-ce que je suis en train d’avoir une hallucination de toi ?

— Je suis morte, a répondu Lilith en écartant les bras d’un air penaud.

— Oh, a fait Alys. Désolée. »

Elle s’en est un peu voulu de ne pas montrer plus de chagrin, mais ce n’était pas évident de pleurer la mort de quelqu’un lorsqu’on l’avait en face de soi, quand bien même il ne s’agissait que d’un fantôme.

« Tu n’y peux rien, a répliqué Lilith.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je ne me souviens pas très bien. C’est assez flou. Un type m’a tailladée. Comme un cochon, tu sais ? »

Elle a fait un geste pour illustrer, faisant glisser un doigt au niveau de son cou.

« Égorgée ? a demandé Alys.

— Ouais ! C’est ça. Égorgée. C’est arrivé hier soir. Est-ce que j’ai une marque ?

— Hein ?

— Au niveau du cou ? Genre, une cicatrice ?

— Non, je ne vois rien. Juste ton collier à tête de mort.

— Ouf, a fait la morte en prenant un air soulagé. Je n’aurais pas voulu apparaître comme les fantômes de certains films, tu sais ? Mutilés de partout et, franchement, assez moches ? »

Alys a avalé une gorgée de soda, estimant qu’elle n’allait pas le laisser réchauffer sous prétexte qu’un fantôme se trouvait avec elle.

« Tu sais, a repris Lilith, je t’ai toujours beaucoup appréciée.

— Merci. Moi aussi, je t’aimais bien.

— À quel point ? »

Alys a froncé les sourcils. Voir apparaître une amie morte pour qu’elle puisse lui dire au revoir, pourquoi pas, mais elle n’avait pas envie de jouer à « Je t’aime un peu, beaucoup, passionnément… »

« Comment ça, à quel point ?

— Genre, assez pour venger ma mort ? »

Vingt-cinq jours
avant que je descende Alys

Alys avait d’abord refusé la requête de son amie défunte. Elle ne se sentait pas vraiment l’âme d’une justicière et l’idée de la vengeance ne lui plaisait pas tant que ça. Les choses avaient été différentes dans le passé, mais elle n’aspirait maintenant qu’à une vie ordinaire. Ou, en tout cas, raisonnablement non-ordinaire.

Elle avait pourtant commencé à collectionner les coupures de presse sur le meurtre de son amie et projetait d’en apprendre un peu plus lorsqu’elle irait à son enterrement, le dimanche suivant.

« Alors, a demandé Lilith lors d’une de ses apparitions, pendant qu’Alys faisait des recherches sur Internet. Quoi de neuf ?

— Rien de précis. Meurtre sanglant, ce genre de choses. C’est dommage que tu n’aies pas de souvenirs plus nets.

— Ouais, ça faciliterait l’enquête, clair », a lâché la gothique d’un air nonchalant tout en passant sa main à travers une canette de bière vide. « Tu crois que, si je m’entraîne, je pourrai faire bouger des trucs dans le monde physique ?

— Non, a tranché Alys en ouvrant un nouvel onglet dans son navigateur. Tu n’es pas réelle. Je trouve déjà assez gonflé que tu puisses te pointer dans ma tête. Sinon, il y a eu une série de quatre meurtres, à Lyon. Toutes des femmes. Tu penses que ça pourrait être lié ?

— Si je suis juste dans ta tête, c’est que je suis une sorte de produit de ton subconscient, non ? Alors, à quoi ça sert de me demander ?

— Pour accéder à des idées venant de régions inexploitées de mon cerveau ? »

Lilith a soupiré, puis a regardé son amie d’un air sévère.

« Tu ne te trouves pas un peu narcissique ? À considérer que tout tourne autour de toi ?

— C’est sûr qu’une nana qui vient exiger vengeance plutôt que de mourir tranquillement comme tout le monde est bien placée pour parler de narcissisme…

— Je pense que tu as raison : les quatre meurtres à Lyon doivent être liés. Ce qui veut dire que je ne suis pas une fantôme égoïste, mais une sorte d’esprit de vengeance féministe.

— Ouais, a soupiré Alys. Le raisonnement est imparable. Avec une logique de déduction pareille, l’assassin n’a qu’à bien se tenir. »

Vingt-deux jours
avant que je descende Alys

« Bon sang, mais qu’est-ce que tu branles ? » s’est exclamée Lilith en apparaissant soudainement comme, j’imagine, les fantômes doivent le faire.

Alys était dans une cellule de commissariat depuis un peu plus d’une heure. Elle avait été placée en garde à vue après une arrestation musclée lors de la manifestation contre des anti-IVG où nous nous étions croisées. Elle aurait donc pu accueillir une visite impromptue sur un ton un peu plus enjoué que le soupir qu’elle a poussé en voyant son amie gothique.

« Là, actuellement, a-t-elle répondu, j’attends qu’un flic m’interroge.

— Ouais, je vois ça, a fait Lilith avec un regard lourd de reproches. Tout ça parce que Mademoiselle a décidé de participer à une manifestation interdite.

— Techniquement, elle n’était pas interdite, a protesté Alys.

— Ce n’est pas la question. La question, c’est : comment le fait de manifester va te permettre de retrouver le type qui m’a butée ? »

Alys a soupiré bruyamment, mais ça n’a pas empêché la fantôme gothique de continuer.

« Tu ne penses pas que tu serais plus efficace, au hasard, en allant examiner la scène du crime ?

— Des tas de flics que je présume vaguement compétents ont déjà dû « examiner la scène du crime », a répliqué Alys. Avec sans doute beaucoup plus d’outils que je ne pourrai jamais en avoir. Apparemment, ils n’ont pas retrouvé l’assassin. Je doute donc d’apprendre grand-chose d’intéressant comme ça. »

La justification a paru convaincre Lilith, qui a acquiescé d’un petit signe de tête.

« D’accord, a-t-elle dit. Alors, c’est quoi ton plan ?

— Il n’y a pas de plan, a répondu Alys. Je laisse tomber.

— Quoi ? s’est exclamée la gothique.

— Je te l’ai déjà dit, je ne suis pas une ange vengeresse ou une super détective. J’ai essayé de jeter un œil à cette affaire, mais qu’est-ce que tu veux que je fasse ? »

Lilith a jeté un œil mauvais à son amie mais n’a rien répondu.

« Je vais aller à ton enterrement demain, a repris Alys. T’accompagner, t’aider à franchir le passage. Il faut que tu acceptes que tu n’es plus de ce monde. Voilà ce que je peux faire pour t’aider.

— Oh, va te faire foutre ! »

La fantôme a envoyé un méchant coup de pied dans la porte métallique de la cellule, ce qui aurait eu plus d’effet si son pied n’était pas passé à travers.

Alys a retenu un sourire et une remarque mesquine sur le fait d’accepter de ne plus être de ce monde, estimant que son amie manquait peut-être d’humour à l’instant présent.

« T’as vraiment la mémoire courte, hein ? » a repris Lilith, toujours aussi énervée. « Tu te souviens de ce type qui t’avait laissée pour morte ? Tu n’avais pas craché sur mon aide pour le retrouver, à l’époque. Ce n’était pas de la vengeance, ça ?

— Si, a admis Alys, et de la sorcellerie, aussi. Deux choses qui ne font plus partie de ma vie.

— Ouais, j’ai entendu ça. La Camionneuse qui a perdu son camion et devient une gentille petite fille ordinaire, féminine et bien rangée. Et qui s’est même laissé pousser les cheveux. »

Alys a haussé les épaules, manifestement peu touchée par l’attaque de la fantôme.

« Je ne vois pas ce que ma féminité a à voir là-dedans. On peut être camionneuse en jupe. »

Lilith a soupiré, mais elle s’était un peu calmée.

« Désolée, a-t-elle dit. Je veux dire, ça te va bien, les cheveux longs. Et je comprends que tu aies envie d’arrêter la sorcellerie après ce que tu as vécu… »

Alys a acquiescé de la tête, l’air lugubre, mais la gothique s’est mise à rire.

« Tu sais, a-t-elle repris sur un ton euphorique, je suis allée faire un petit tour aux Enfers, maintenant que je suis défunte. C’est fou le nombre de gens là-bas qui grimacent quand on parle de toi. T’es une sorte de star, tu sais ? Ce n’était pas la première fois qu’ils voyaient débouler des mortels. Il y a eu Orphée, Hercule et un paquet d’autres ; mais apparemment tu es la première à t’y être pointée avec un putain de poids lourd. »

Lilith avait un grand sourire en évoquant les exploits de son amie, mais Alys conservait son expression glaciale.

« Je suppose que tu as raison, a repris Lilith avec un sourire triste. Savoir qui m’a tuée, avoir une vengeance sanglante, tout ça ne changera rien. Je dois accepter que je suis morte et que c’est assez définitif. »

Alys est restée silencieuse. Elle aurait voulu prendre son amie dans ses bras pour la réconforter, mais c’était évidemment impossible.

Vingt-et-un jours
avant que je descende Alys

Alys dormait dans le TGV qui la conduisait vers Béziers, un casque de baladeur vissé sur ses oreilles. Le contrôleur a dû poser une main sur son épaule pour la réveiller.

« Titre de transport, s’il vous plaît ? »

Alys a grommelé quelque chose d’inaudible en retirant ses écouteurs.

« Pardon ? a fait l’agent.

— Je dois avouer que je n’ai pas de ticket, a répété Alys, l’air coupable. Je suis désolée, Monsieur. Je suppose que je vais avoir droit à une amende ? »

Elle a fouillé dans son sac à main et tendu une carte d’identité.

« Rémi Chanry, a lu le contrôleur. Vous vous foutez de moi ?

— Je suis transsexuelle », a expliqué Alys en souriant.

L’agent a regardé un moment la photo, puis la personne qui était en face de lui.

« Vraiment ? a-t-il demandé.

— Vous voulez voir ce que j’ai entre les jambes ? » a demandé Alys, toujours le sourire aux lèvres.

Le contrôleur a soupiré avant de rédiger l’amende.

« Je ne comprends pas comment ça peut marcher à chaque fois », a demandé Lilith après qu’il se soit éloigné.

La fantôme a haussé les épaules, puis s’est tournée vers son amie avec un air inquisiteur.

« Et sinon, pour changer de sujet, je note que tu ne m’as pas parlé de la nana que tu as rencontrée hier.

— Lev ? » s’est étonnée Alys. Oh, d’accord. Je vois. C’est ça qui est génial quand on a un fantôme dans la tête. On peut dire au revoir à sa vie privée.

— Je dois admettre qu’elle a une certaine classe, a repris Lilith en ignorant l’interruption. Je comprends que tu l’aimes bien. J’espère juste qu’elle saura accepter ce que tu es.

— Ce que je suis ? Tu parles du fait que je sois trans, ou du côté « je vois des gens morts » ?

— Les deux, je suppose », a répliqué la gothique en souriant.

•••

Quelques heures plus tard, Alys entrait dans le funérarium et vérifiait qu’elle était seule avant de regarder le corps de la défunte.

Lilith la cadavre avait été maquillée et habillée d’une robe noire qui lui donnait encore un aspect gothique – sans doute renforcé par le cercueil dans lequel elle se trouvait – mais plus sobre que celui de Lilith la fantôme.

« Ils ont fait du bon boulot, a commenté cette dernière. On ne dirait pas que je me suis fait égorger. Par contre, ils auraient pu me mettre du noir à lèvres, et je n’aurais pas craché sur une croix inversée. »

Alys a regardé son amie en souriant.

« Est-ce que ça t’évoque des souvenirs ? a-t-elle demandé.

— Pas vraiment. Peut-être que si… »

Lilith a tendu la main vers son cadavre et fermé les yeux en passant ses doigts à quelques millimètres de sa peau.

« Non, a-t-elle dit. Ça reste toujours aussi… »

Elle s’est interrompue et a fait un bond en arrière, ouvrant brusquement les yeux.

« J’ai revu des choses », a-t-elle murmuré, manifestement sous le choc, avant de se passer la main sur la gorge.

Alys s’est approchée d’elle. Elle regrettait une nouvelle fois de ne pas pouvoir la toucher.

« Qu’est-ce que tu as vu ? a-t-elle demandé.

— Un homme aux cheveux gris. C’est lui qui m’a tuée. Il m’a égorgée avec un gros couteau, tu sais ?

— Un couteau de cuisine ? a hasardé Alys.

— Non ! a soupiré Lilith en cherchant le bon mot. Plus classe, genre ce que ta mère utilisait pour faire de l’épate ?

— Une dague ? »

La fantôme a acquiescé de la tête, un sourire aux lèvres.

« C’est ça ! Du genre bien occulte, tu sais ?

— Tu as été tuée avec une dague sacrificielle ? a demandé Alys d’un air lugubre.

— Voilà ! Ça vous suffit pour rouvrir l’enquête, détective ? »

Alys a secoué la tête.

« Je ne pense pas, a-t-elle dit. Je crois vraiment qu’il est temps que tu te décides à passer de l’autre côté.

— D’accord, a soupiré Lilith. Ce sera toujours mieux que d’être dans un monde où la seule personne qui peut me voir est une rabat-joie. Cela dit, je te rappelle que tu m’as promis une cérémonie. »

Vingt jours
avant que je descende Alys

C’est juste avant l’aube qu’Alys a escaladé le muret du cimetière. Une fois de l’autre côté, elle a cherché à se repérer au milieu des pierres tombales.

L’enterrement de Lilith avait eu lieu la veille, mais elles n’y avaient pas assisté, estimant qu’il était beaucoup trop chrétien à leur goût. Par ailleurs, Alys n’avait vraiment aucune envie de se coltiner les parents de son amie défunte.

Elle a fini par trouver la bonne tombe, qui venait d’être posée, et sur laquelle était inscrit le nom de Stéphanie Fenson. Elle a posé son sac à dos et en a sorti une mini-chaîne portable.

« Tu pourrais faire quelque chose pour le nom ? a demandé Lilith. Genre, un coup de rouge à lèvres ? »

Alys a sorti son couteau à cran d’arrêt de son sac à main et l’a ouvert d’un geste négligent.

« Le rouge à lèvres a un côté symbolique, a-t-elle répliqué, mais ça ne tient pas longtemps. »

Elle a ensuite entrepris de rayer le nom qui était inscrit sur la tombe et d’écrire « Lilith » au-dessus, ce qui a pris une petite dizaine de minutes.

« Ça te va ? a-t-elle finalement demandé.

— Superbe. Tu es géniale. »

Alys a rangé son couteau et s’est accroupie à côté du poste de musique, mais Lilith continuait à regarder la tombe d’un air songeur.

« Tant qu’on en est à respecter mon identité, tu crois que tu pourrais, genre, retourner cette croix ?

— C’est de la pierre, a protesté Alys. Un peu trop lourd pour moi.

— T’es pas drôle.

— Non. Tu voulais quoi, déjà, comme morceau d’adieu ?

— Highway to hell, a répondu Lilith. Ça me semblait approprié. »

Alys a inséré le CD en souriant et appuyé sur la touche play. Elle a ensuite sorti une cigarette et s’est assise sur la pierre tombale pour la fumer.

Pendant ce temps, Lilith jetait des coups d’œil autour d’elle, profitant des derniers instants qu’elle passait avec son amie.

« Tu pleures, a-t-elle finalement observé alors que la chanson se terminait. C’est mignon.

— C’est les hormones », a répliqué Alys en se forçant à sourire, avant d’essuyer les larmes qui avaient coulé sur sa joue.

Le morceau terminé, la mini-chaîne est passée automatiquement en mode radio, débitant à faible volume et avec beaucoup d’interférences quelques informations matinales.

« Le soleil va se lever, a observé Lilith. Il est temps que je te quitte.

— J’aimerais pouvoir te prendre dans mes bras une dernière fois.

— Moi aussi, mais j’aurai pu au moins te dire au revoir. C’est déjà mieux que ce à quoi la plupart des morts ont droit. »

Lilith a soupiré, puis elle a fait un petit geste de la main à son amie.

« Adieu, a-t-elle dit.

— Attends ! » s’est exclamée Alys en se précipitant soudainement sur le poste de radio.

La fantôme a jeté un regard interrogateur à son amie, qui augmentait le volume sonore et essayait de régler la station.

« … retrouvée égorgée cette nuit dans un petit village près du Mans, a débité le haut-parleur. L’identité de la victime n’a pas encore pu être établie par les enquêteurs, qui n’ont pas donné plus de détails pour le moment. »

Alys et Lilith se sont dévisagées en silence pendant quelques instants, tandis que la radio embrayait sur d’autres informations.

« Une dague sacrificielle, a murmuré Alys, et maintenant une autre nana qui se retrouve égorgée. Nom de Dieu, et j’avais oublié les quatre mortes retrouvées à Lyon. Je suis sûre que c’est connecté. C’est moi ou cette histoire pue ?

— Vu de mon côté, a répliqué Lilith, ça puait dès le début.

— Je ne sais pas qui est le meurtrier, mais visiblement il est bien décidé à continuer. Il faut qu’on l’arrête.

— Alors, tout ton le laïus, « la vengeance c’est mal, la sorcellerie j’ai arrêté, un bon fantôme doit accepter de ne plus être de ce monde », ça part à la trappe ? » a raillé la gothique.

Alys s’est tournée vers son amie, une sorte de sourire sur les lèvres.

« Il ne s’agit pas de vengeance, mais d’empêcher un connard misogyne de tuer à nouveau ; et utiliser les informations communiquées par l’esprit d’une amie, je suis presque sûre que ça ne compte pas vraiment comme de la magie noire. »

Interlude 2. Baignade sanglante

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Dix-neuf jours
avant que je descende Alys

Alys était en train de déballer ses cartons de vieux bouquins, à la recherche de l’un d’entre eux.

« Necronomicon », a-t-elle lu à haute voix avant de jeter négligemment le livre derrière elle. « Non, c’est pas ça.

— Salut, a fait Lilith qui venait d’apparaître dans la pièce.

— ’lut, a répondu Alys sans se retourner. Psychopathia sexualis ? Non merci. »

Le livre est allé s’écraser à côté du précédent tandis qu’elle continuait à chercher fébrilement.

« Dis ? a demandé la gothique. Il faut que je te parle.

— Une seconde, a fait Alys en sortant un autre livre. Pseudomonarchia Daemonum, on chauffe.

— Tu cherches quelque chose ?

— Ouais. Ah ! Voilà ! Le Lemegeton Clavicula Salomonis. »

Lilith a jeté un coup d’œil dédaigneux sur le paquet de feuilles imprimées et attachées par une reliure à spirale.

« T’as vraiment pas l’édition qui fait le plus occulte, a-t-elle noté.

— De quoi tu voulais me parler ? » a demandé Alys.

La gothique s’est mise à sourire, l’air gênée.

« J’ai de plus en plus de difficulté à venir dans le monde réel.

— Tu n’es pas dans le monde réel. Tu es dans ma tête. Ce n’est pas pareil, sans vouloir t’offenser.

— Ouais, merci pour la précision, a soupiré Lilith. En tout cas, j’ai du mal à t’apparaître quand tu es réveillée. Je suppose que c’est parce que j’ai été enterrée et tout ça. »

Alys est restée silencieuse quelques instants, avant de réaliser que son amie attendait visiblement qu’elle dise quelque chose.

« Désolée, a-t-elle finalement dit.

— Ne le sois pas, a répondu Lilith avec un grand sourire. Parce que du coup, j’ai passé plus de temps dans l’au-delà, et tu ne devineras jamais sur qui je suis tombée.

— Elvis Presley ?

— Lisa Martin », a répondu la fantôme sur un ton triomphal.

Alys a froncé les sourcils.

« La fille qui a été tuée dimanche ?

— En personne. On a pu discuter un peu, du coup. Elle aussi a été égorgée avec une dague occulte, et elle a pu voir comme moi que le type avait les cheveux gris. »

Lilith s’est tue à nouveau, attendant visiblement une réaction.

« Super, a soupiré Alys. Ça va être facile de l’identifier.

— Il portait une cravate, mais ce n’est pas le plus grand scoop.

— C’est quoi, alors ?

— Lisa aussi était une sorcière. Une guérisseuse, pour être exacte. Dur à croire que ça soit juste le hasard, hein ? »

Alys a acquiescé de la tête, tout en essayant de comprendre pourquoi.

« Je me suis renseignée sur les quatre meurtres commis à Lyon. Apparemment, de la peau et du sang ont été prélevés sur chaque femme assassinée. Je n’ai pas plus de détails, mais c’est dur de ne pas imaginer que quelqu’un est en train de se prendre pour un connard de sorcier de merde. »

Lilith s’est mise à sourire en regardant son amie.

« Quoi ? a demandé cette dernière.

— Tu me rappelles ta mère, quand tu craches sur les sorciers au masculin et que tu fais une sainte différence avec les sorcières.

— Ce n’est pourtant pas de ma faute si l’essentiel des sorciers sont des connards de mecs. »

Dix-sept jours
avant que je descende Alys

Quand Lilith est apparue dans son salon au coucher du soleil, Alys était en train de tapoter sur le clavier de son ordinateur portable. Elle avait l’air très sérieuse et concentrée.

« Salut, a fait la fantôme en regardant par-dessus l’épaule de son amie. Tu regardes quoi ? »

Alys s’est poussée pour montrer l’écran, qui affichait les photos d’un cadavre.

« Eeek, a fait Lilith. C’est des images des meurtres ?

— Ouais. Les quatre premiers assassinats commis à Lyon. Ne me demande pas comment j’ai récupéré le dossier.

— Sans magie noire, je suppose ?

— En tout cas, voilà une photo du premier meurtre, a expliqué Alys, un sourire un peu malsain aux lèvres. Tiffany Cheney, le 22 mars. Vidée de son sang. On lui en a pris un paquet. De la peau a été prélevée au cou, sur la poitrine, et sur les deux poignets.

— Re-eeek », a fait Lilith.

Alys a ensuite cliqué et tapoté sur le clavier, et c’est une autre image qui s’est affichée sur tout l’écran.

« Deuxième meurtre, a-t-elle dit. Caroline Perme. Sang prélevé. Mutilations, peau arrachée aux poignets, au cou et à la poitrine. Il y a comme un motif commun, non ?

— J’imagine que c’est pour ça qu’on parle de tueurs en série, a répliqué la gothique.

— On passe au troisième. Cécile Guéret, le 07 avril. Même chose. Et le quatrième, Alexandra Matello, le 22 avril. Pareil, vidée de son sang, de la peau prélevée aux mêmes endroits. Qu’est-ce que ça t’évoque ? »

Lilith a haussé les épaules, l’air peu convaincue.

« Le coup du sang, ça me fait penser à un vampire. Vu comme c’est la mode en ce moment, ça ne serait pas très étonnant qu’un type pète un câble et se prenne pour un enfant de la nuit.

— Ce n’est pas tout, a commencé Alys, j’ai…

— Quand j’étais vivante, a repris Lilith avec un sourire aux lèvres, je dois dire qu’il m’est arrivé une paire de fois de faire des échanges sanguins en baisant. Cela dit, ce n’est pas très digeste. »

Elle s’est interrompue devant le regard las que lui jetait son amie.

« Et pas très bon point de vue propagation des maladies sexuellement transmissibles, évidemment, a-t-elle tout de même rajouté. Désolée, tu peux continuer ?

— Je disais donc que les quatre premières victimes étaient plutôt jeunes et, semblerait-il, vierges. »

Lilith s’est alors mise à sourire.

« Nom de Dieu, on croirait assister au grand retour d’Élisabeth Báthory. »

Huit jours
avant que je descende Alys

J’ai froncé les sourcils. Ce n’était pas la première fois depuis qu’Alys avait entrepris de m’expliquer toute son histoire, mais ce froncement de sourcils-là devait être pire que les autres puisqu’elle s’est arrêtée.

« Tu arrives à suivre ? a-t-elle demandé.

— Plus ou moins, ai-je répondu. J’espère que tu réalises qu’il y a des passages qui sont un peu difficiles à avaler.

— Le fait que je vois le fantôme de mon amie morte ?

— Par exemple. »

Cela dit, je devais admettre qu’il commençait à y avoir une certaine cohérence dans tout ça. Le fait que Lilith soit une fantôme venue réclamer vengeance avait au moins le mérite d’expliquer clairement pourquoi elle était venue faire un tour dans mes rêves à moi.

« Je crois que je vais avoir besoin d’un autre café, a dit Alys. Tu en veux un aussi ?

— Je veux bien que tu me reprennes un pain au chocolat, aussi. »

Elle s’est levée et s’est dirigée vers le distributeur automatique, pendant que je me prenais la tête entre les mains.

On était sur une aire d’autoroute à peu près vide, en direction de Paris. Il devait être aux alentours de quatre heures du matin et je commençais à avoir un très sérieux coup de barre.

Pourtant, j’étais contente qu’Alys me fasse suffisamment confiance pour me raconter son histoire, d’autant plus qu’elle était assez chelou, comme histoire, même selon mes critères personnels pourtant assez tolérants.

« Donc », a-t-elle repris en se rasseyant en face de moi avec les cafés et le pain au chocolat. « On en était où ?

— Élisabeth machin.

— Erzébet Báthory en hongrois. La comtesse sanglante. C’est dur de savoir ce qu’elle était vraiment : elle a fait des sales choses à des nanas, mais pour le reste, ça relève surtout de la légende. On a dit qu’elle prenait des bains de sang. Évidemment, comme c’était une femme, on ne s’est pas dit que c’était juste une meurtrière sadique, mais on a imaginé que c’était par vanité, qu’elle voulait garder la beauté éternelle. Ou la jeunesse, quelque chose comme ça. »

C’était logique. Une femme ne pouvait pas être cruelle juste parce qu’elle prenait son pied à torturer. Ça, c’était un truc de mecs. Les femmes, même dans le meurtre, devaient rester belles.

C’était dur de ne pas voir un parallèle entre ces bains de sang pour la féminité éternelle et l’hypothèse servie par un des torchons de journaleux que j’avais lue à propos d’Alys.

« Et maintenant, ai-je dit, on a encore plus racoleur, comme explication. On a l’homme qui veut devenir une femme en découpant sa chair, façon Buffalo Bill dans le Silence des Agneaux. Même si, évidemment, toi tu ferais plutôt Calamity Jane. »

Je voulais montrer à Alys que je pouvais lui coller des références si je voulais, histoire de ne pas passer pour la débile à qui il faut tout expliquer tandis qu’elle prenait le rôle de l’érudite.

Mais la garce tenait à garder son poste.

« Il y a eu un cas réel, Edward Gein. Sauf qu’il s’était fait un costume à partir de cadavres qu’il avait déterrés. C’est moins frais.

— Y’a vraiment des tarés.

— Ouais, a admis Alys. Pour en revenir à notre comtesse sanglante, il y a pas mal de versions qui font d’elle une sorte de vampire. Là, ses meurtres permettraient d’atteindre l’immortalité.

— Et tu penses que c’est ce que notre tueur veut faire ?

— Le mieux, c’est que je reprenne mon récit, d’accord ? »

Dix-sept jours
avant que je descende Alys

« Tu crois que le type qui m’a tuée veut prendre des bains de sang ? a demandé Lilith.

— Pas exactement, a fait Alys. C’est un peu le même principe, cela dit : sacrifier les autres pour obtenir la jeunesse, l’immortalité, le pouvoir et tout ça. Le type suit un rituel précis, et la bonne nouvelle, c’est que j’ai trouvé duquel il s’agissait. »

La gothique s’est mise à sourire avec un petit air carnassier. L’heure de la vengeance allait bientôt sonner.

« C’est quoi ?

— Les quatre premiers meurtres étaient des sacrifices destinés à s’attirer les grâces d’un démon ou d’un dieu quelconque.

— Qui ça ?

— Je ne sais pas. Je n’ai pas réussi à trouver la référence précise. Cela dit, ce n’est pas très important. Ce qui compte, c’est la suite du rituel. Il s’agit de tracer un pentacle pour ouvrir le passage vers l’autre monde.

— Et Lisa et moi ? a demandé Lilith. Pourquoi il nous a tuées, nous ?

— Pour tracer le pentacle, a répondu Alys en grimaçant. Cinq sacrifices, un à chaque sommet.

— Des sacrifices de sorcières, a ajouté la gothique sur un ton grave. J’imagine qu’on est censées fournir l’énergie suffisante pour que ce démon puisse venir dans le monde réel.

— Ouais. D’habitude, on se contente d’allumer une bougie à chacun des cinq sommets, mais apparemment le type qui a fait ça veut une version extra-large. »

Lilith a soupiré en secouant la tête, incrédule.

« Il faut vraiment être un putain de connard psychopathe, a-t-elle lâché.

— Je suis désolée, a dit Alys.

— Ouais, a répliqué la revenante en haussant les épaules. D’un autre côté, quitte à être assassinée, autant que ce soit par un enfoiré de grande envergure, non ? Finalement, j’aime mieux ça que d’être morte pour me faire tirer mon portefeuilles.

— En tout cas, l’autre bonne nouvelle, c’est que je pense savoir où il compte commettre son prochain meurtre. »

Elle s’est ensuite remise à cliquer et à taper au clavier. Une nouvelle fenêtre s’est ouverte, montrant une carte de France sur laquelle était dessiné un cercle.

« Tu as été assassinée à Béziers, a expliqué Alys en montrant l’emplacement sur la carte. Lisa Martin, ensuite, habitait près du Mans. Là, exactement.

— D’accord, a fait Lilith.

— Grâce aux deux points, on sait quel cercle il est en train de tracer.

— Un cercle qui fait la moitié de la France. « Putain de connard psychopathe », c’était peut-être un peu léger, finalement. »

Alys s’est remise à pianoter sur l’ordinateur, et un autre cercle est apparu, plus à l’ouest et débordant sur l’océan Atlantique.

« D’un point de vue géométrique, avec seulement deux points, il y a deux cercles qu’on peut tracer, mais celui-ci impliquerait que le tueur prévoie de commettre un meurtre au milieu de l’océan. Je pense que l’autre est plus probable.

— Donc, on peut savoir où aura lieu le prochain assassinat.

— Ouais, a dit Alys avec un petit sourire. C’est ça qui est bien avec les pentacles : une fois qu’on a les deux premiers points, on sait où seront placés les trois autres.

— Sauf qu’il n’y en aura pas trois autres, a répliqué Lilith. Tu vas arrêter ce connard, hein ? »

Alys a fait une petite grimace et s’est gratté la tête d’un air embarrassé.

« Justement, il fallait que je te parle de ça.

— Quoi ?

— Je vais arrêter ce type, a tempéré Alys en voyant le regard furieux de son amie. Simplement, je ne compte pas le tuer. Je laisse la justice s’occuper de lui. »

Lilith lui a jeté un regard perçant pendant quelques secondes, puis a fini par lâcher un soupir de résignation.

« D’accord.

— Bien. Lisa et toi, vous avez été assassinées le dimanche soir à minuit. Ce qui nous laisse trois jours pour préparer un petit voyage dans le coin de Grenoble. »

La gothique a regardé ses pieds d’un air un peu hésitant.

« Et, euh, juste comme ça, a-t-elle demandé sur un ton innocent, quand tu dis que tu ne comptes pas le tuer, est-ce que ça écarte aussi la perspective d’une bonne raclée ? »

Quatorze jours
avant que je descende Alys

À peine sortie de la gare de Grenoble, Alys s’est précipitée vers le parking et a ciblé une vieille Volvo qui semblait sans surveillance.

« Saleté de SCNF ! a-t-elle râlé en sortant une petite clé à molette de son sac à main. Ce n’était vraiment pas le bon soir pour être en putain de retard ! »

La vitre conducteur a explosé sous l’effet d’un coup bien placé de l’outil qu’elle avait dans la main et Alys s’est assise sur le siège, excédée.

« Démarre ! » a-t-elle ordonné à la voiture en la menaçant avec sa clé à molette.

Étonnamment, rien ne s’est produit. Alys a jeté un coup d’œil à l’horloge. Vingt-deux heures quarante.

« Ça va être juste », a commenté Lilith, soudainement apparue sur le siège passager.

Alys avait commencé à arracher les fils du démarreur et entreprenait de faire partir la voiture.

« Allez, s’il te plaît, a-t-elle murmuré en bidouillant les câbles. Fais plaisir à Tata… »

Le bruit du moteur est venu récompenser ses efforts, et Alys a arboré un sourire étincelant.

« Merci », a-t-elle lâché en appuyant sur l’accélérateur.

•••

Alys venait de sortir de Grenoble et avait déjà été flashée à deux reprises lorsque les aiguilles du cadran de l’horloge ont indiqué vingt-trois heures.

« Une heure pour retrouver un tueur et le mettre hors d’état de nuire, a-t-elle constaté. C’est plus que suffisant, non ?

— Je suppose que tu as raison, a répondu Lilith. J’ai juste une question.

— Quoi ? a demandé Alys en doublant une voiture qui s’obstinait à respecter les limitations de vitesse.

— Les coordonnées que tu as obtenues à partir du pentacle, elles sont vraiment si précises que ça ?

— Je sais que le prochain meurtre aura lieu dans le coin. Près d’un lac, plus exactement.

— Ouais, a fait Lilith, mais d’un point de vue précision, ce n’est pas tout à fait au niveau de l’adresse exacte. »

Alys n’a rien répondu, concentrée qu’elle était sur la route. La passagère a jeté un coup d’œil admiratif à l’étendue d’eau que la voiture s’était mise à longer.

« Tu penses vraiment que cinquante minutes seront suffisantes pour en faire le tour et vérifier toutes les baraques du coin à la recherche d’un tueur ? »

Alys a lâché un soupir, puis s’est mise à fouiller à l’aveugle dans son sac pour en sortir son couteau à cran d’arrêt, qu’elle a déplié avec un air déterminé.

« Je suppose, a-t-elle admis, qu’il est temps de rompre mon abstinence en magie noire.

— J’attendais ça avec impatience, s’est exclamée Lilith sur un ton enthousiaste. Ça y est, tu es de retour, hein ? »

Alys, beaucoup moins motivée que ne l’était son amie, s’est contentée d’un haussement d’épaules.

Après quoi, elle s’est ouvert la veine du poignet droit d’un geste qui, j’imagine, devait être vachement théâtral.

•••

Il était environ minuit moins le quart lorsqu’Alys s’est garée un peu avant le chalet qu’elle avait repéré. Elle est sortie de la voiture aussi rapidement qu’il était possible sans faire de bruit.

Elle a parcouru en silence la dernière centaine de mètres qui la séparait du bâtiment, remarquant au passage la grosse berline noire garée sur le parking.

« Ça doit être le bon endroit, a commenté Lilith. Ça fait très voiture de truands. »

Alys n’a pas répondu et s’est dirigée vers la porte du chalet, restée entrouverte. Elle a sorti son revolver de cinéma. Je n’ai pas osé lui faire remarquer qu’aller arrêter un tueur avec un jouet était tout de même un peu débile.

En entrant, elle a entendu un gémissement étouffé et s’est précipitée vers la chambre dont il provenait, pour apercevoir un type aux cheveux gris et une jeune femme ligotée sur le lit, bâillonnée avec du gros scotch.

Au cas où ses intentions n’auraient pas été assez claires, le connard encravaté tenait une grosse dague dans une main et regardait l’heure sur une vieille montre de l’autre, sans doute pour s’assurer de la ponctualité de son meurtre.

« Je serais toi, a fait Alys en braquant son Colt vers lui, je poserais ce petit couteau. Lentement, tant qu’à faire. »

Ensuite, elle a senti un coup puissant à l’arrière de son crâne. Avant de perdre connaissance, elle a eu le temps de réaliser ce qu’elle devait m’annoncer dans une crêperie deux jours après : il était loin d’être certain qu’une seule personne se cachait derrière tous ces meurtres.

Treize jours
avant que je descende Alys

Lorsqu’elle s’est réveillée, Alys était pieds et poings liés dans le coffre d’une voiture.

Plus précisément, dans le coffre de sa voiture, en tout cas de celle qu’elle avait empruntée quelques heures plus tôt.

Devant elle, un type qu’elle identifierait plus tard comme étant Joseph Martin était en train d’examiner le contenu de son portefeuille.

« Ah, on se réveille ? » a-t-il demandé.

Alys s’est contentée de grommeler quelque chose, et Martin est retourné à l’examen de la carte d’identité.

« Ce n’est pas toujours très malin de vouloir jouer au bon samaritain, a-t-il commenté. Je peux te poser une question ?

— Je ne vois malheureusement pas comment je pourrais vous en empêcher.

— T’es un mec, en fait ? a-t-il demandé d’un air railleur. Stéphane Durand, c’est marqué là. Avec ta photo et tout. J’imagine que t’as dû passer un paquet de fois sur le billard pour en arriver là. »

Alys lui a répondu par un soupir navré.

« Pourquoi vous faites ça ?

— Je suis curieux. C’est la première fois que j’ai l’occasion d’avoir ce genre de discussion avec un travelo.

— Je parlais des meurtres. »

Joseph Martin s’est contenté de sourire, puis il est sorti du champ de vision assez limité d’Alys. À en juger par le bruit, il avait ouvert la portière pour déposer les affaires à l’intérieur de la voiture. Il est ensuite revenu vers le coffre, une cigarette au bec.

« Qu’est-ce que ça peut te foutre, pourquoi je fais ça ? a-t-il finalement répondu. J’espère que tu as conscience que tu vas mourir d’ici pas bien longtemps ? »

Il a approché la main du coffre, avec l’intention manifeste de le refermer sur Alys, mais celle-ci a protesté.

« Arrêtez ! a-t-elle hurlé. Il est encore temps !

— Oh, a demandé Joseph Martin avec un sourire sadique sur le visage. Vas-y, supplie-moi.

— Je ne vous supplie pas, a-t-elle répliqué sur un ton glacial. Je vous donne une dernière chance.

— Ah, ouais ? T’es vraiment en position, hein ? »

Il a refermé la porte du coffre et Alys s’est retrouvée dans l’obscurité.

Attentive aux sons et aux mouvements, elle a compris qu’il retirait le frein à main de la voiture avant de la pousser vers le petit dénivelé qui menait vers le lac.

Huit jours
avant que je descende Alys

« Et voilà, a conclu Alys en jetant un coup d’œil à sa tasse de café à nouveau vide. Je crois que tu sais à peu près toute l’histoire, maintenant. »

J’ai froncé les sourcils.

« Et voilà ? ai-je répété, sarcastique. J’aimerais bien avoir la suite.

— La suite ? Eh bien, tu la connais. J’ai revu Joseph Martin lorsque les skins nous sont tombés dessus. Je lui ai piqué son portefeuille. Après avoir échappé de peu à l’arrestation par les flics, je suis allée l’interroger, mais il s’était déjà fait descendre quand je suis arrivée.

— J’imagine que quelqu’un ne voulait pas qu’il parle.

— Ouais. Chez lui, j’ai retrouvé la piste de notre ami skinhead et j’ai poireauté là-bas jusqu’à ce que je te voie débarquer.

— Et comment tu t’es tirée du coffre d’une voiture qui plongeait vers la flotte ?

— Ben, je suis sortie, a répondu Alys sur un ton léger.

— En claquant des doigts ?

— L’explication est humiliante », a-t-elle protesté en esquivant mon regard.

Je l’ai néanmoins fixée avec suffisamment d’insistance pour qu’elle finisse par céder.

« D’accord, a-t-elle soupiré. J’ai réussi à me faire coincer par un type qui n’a même pas pensé à retirer le cric sous le plancher du coffre avant de m’enfermer dedans.

— Oh », ai-je fait.

Je me suis alors souvenue de notre rendez-vous amoureux en début de semaine, où Alys s’était montrée avec une vilaine bosse.

« Tu t’es vraiment fait mal avec la porte du coffre ? ai-je demandé.

— Ouais, a-t-elle dit en souriant. La pression de l’eau me l’a refermée sur la gueule. D’autres questions ? »

Je me suis creusé la tête. Vu l’heure tardive, je n’avais plus l’énergie de m’en poser énormément.

« Une seule, ai-je tout de même demandé. Tu es réellement allée en Enfer avec un camion ?

— Le terme réellement n’est sans doute pas le plus approprié, a répondu Alys. Cela dit, oui, plus ou moins. C’est assez compliqué. »

Elle a sorti un porte-clés d’une des poches de son blouson et l’a regardé avec un air nostalgique.

« Malheureusement, c’est tout ce qu’il m’en reste. »

J’ai posé la tête sur mes deux mains et je l’ai regardée avec sérieux.

« Je t’ai déjà dit que j’étais amoureuse de toi ? » ai-je demandé avec un sourire qui devait, je le soupçonne, être assez niais.

Chapitre 7. Suspension consentie de l’incrédulité (suite)

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En arrivant sur Paris, il était un peu plus de six heures du matin et le soleil se levait déjà. J’ai étouffé un bâillement lorsqu’on est sorties du périphérique : passer une nuit à interroger du skinhead, à rouler en moto et à discuter sur une aire d’autoroute n’était pas exactement la meilleure façon de se reposer.

On a tourné un peu en ville à la recherche d’une boulangerie ouverte : j’étais d’accord pour une nuit blanche, mais je comptais bien compenser par un surplus de calories. J’ai finalement pu garer ma moto juste à côté d’une franchise de ces grandes chaînes qui proposent aussi des tas de sandwiches, du chocolat chaud et du café. Je me voyais déjà y passer la journée.

D’un point de vue sécurité, ce n’était pas l’idéal, vu qu’on était maintenant certainement recherchées toutes les deux ; mais après tout, il faut savoir vivre dangereusement.

On s’est assises à une petite table avec tout ce qu’on avait commandé.

« D’accord, ai-je dit. J’ai aussi deux trois trucs à te raconter, et je vais avoir de nouvelles questions à te poser ensuite.

— Vas-y », a fait Alys d’un ton résigné, tout en trempant un maxi pain au chocolat dans son chocolat chaud.

Je lui ai parlé de ma rencontre avec Rocher, de ce qu’il m’avait dit à propos de Nexus et des accusations qu’il avait formulées contre elle.

« Est-ce que c’est vrai ? ai-je finalement demandé. Ce qu’il a dit à ton sujet ? Que tu es une sorcière, ce genre de chose ?

— Je suppose qu’on peut dire que j’étais une sorte de sorcière, même si ce n’est pas le mot que j’aurais utilisé. En tout cas, j’avais arrêté.

— Pourquoi ? C’est une mauvaise chose ?

— Pas en soi, tout dépend de ce qu’on fait. Deux semaines de coma et six mois d’asile m’ont fait estimer qu’il était temps de passer à autre chose. »

J’ai grimacé. Dit comme ça, c’était assez compréhensible, effectivement.

« En tout cas, ce type, Rocher, il t’a accusée d’un tas de meurtres. Il disait que ça ressemblait à des accidents, des morts naturelles. »

Alys m’a regardée d’un air hésitant, puis elle a lâché un soupir et détourné le regard.

« C’est un peu exagéré.

— En tout cas, ai-je repris, j’ai l’impression que tu vis avec des choses que je ne comprends pas et dont je n’avais pas idée. »

Elle a arboré un petit sourire crispé et m’a cette fois-ci regardée dans les yeux.

« Je suis désolée, a-t-elle dit. J’aurais voulu que ça se passe autrement, entre nous deux. »

Je ne savais pas trop quoi dire, alors je suis restée silencieuse un certain temps, pendant qu’Alys buvait son chocolat chaud.

« Je ne suis pas un ange non plus, ai-je finalement dit, et je crois que je te fais confiance. Ce que je voudrais savoir, c’est si tu as vraiment des sortes de pouvoirs magiques qui te permettent de tuer des gens. Parce que si c’est le cas, laisse-moi te dire que tu serais la fille la plus cool avec laquelle je sois jamais sortie. »

Elle m’a regardée avec un air amusé.

« J’ai peur de te décevoir, dans ce cas.

— Vraiment ?

— Dans la réalité, je n’ai pas de pouvoir magique. Je suis juste assez sensible au monde onirique.

— Donc, tu ne peux pas te servir de ta « magie » pour tuer. »

Elle semblait embarrassée, et a mis un peu de temps avant de me répondre.

« Disons que, dans certaines circonstances et chez certaines personnes, j’ai pu être capable de… mettons, d’interférer avec les rêves des gens. Ce ne sont que des rêves, mais il se peut que certaines de mes interférences aient légèrement poussé un ou deux types dans la mauvaise direction.

— Quel genre de direction ?

— Une fenêtre du vingtième étage, par exemple. »

J’ai acquiescé de la tête, comme si je comprenais vraiment ce qu’elle voulait dire.

« Je suppose que c’est le genre de choses dont pouvait parler Rocher.

— Peut-être, a admis Alys. À vrai dire, je n’ai aucune idée de ce dont il pouvait bien parler. Je ne pense pas être responsable de l’essentiel des choses qu’ils me reprochent. C’est comme Sarah Connor : c’est elle qui est recherchée, mais le vrai responsable, c’est le Terminator qu’elle pourchasse. »

J’ai failli objecter que c’était plutôt le Terminator qui pourchasse Sarah Connor, mais je me suis ravisée. Ce n’était pas le moment.

« Un peu comme ce qui nous arrive maintenant ? ai-je demandé.

— Un peu.

— Donc tu es habituée à ce genre de situation, hein ? »

Alys m’a fait un sourire et je l’ai imitée. C’était bien la fille la plus cool avec laquelle j’étais sortie.

« Sinon, tu veux lire le rapport qu’il m’a passé ? Je l’ai dans mon sac. »

Elle a hoché la tête et j’ai sorti les feuillets, que je lui ai tendus.

« Tu l’as lu ? a-t-elle demandé.

— Non. Je me suis dit qu’il y avait peut-être des choses qui ne me regardaient pas. »

Accessoirement, j’avais eu un peu peur de ce que je risquais d’y trouver.

« Donc, ai-je dit alors qu’elle commençait sa lecture, tu es une sorte de voyageuse des rêves ?

— On peut dire ça, a-t-elle répondu sans lever les yeux. Tout comme on pourrait dire que je suis une sorte de malade mentale par contagion. Question de point de vue.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien, si quelqu’un se tape des hallucinations bizarres, il y a de bonnes chances qu’il m’en fasse profiter », a distraitement expliqué Alys, toujours absorbée par sa lecture. « Quand je pense qu’il y a des gens qui disent que j’ai un « don ». « Malédiction » me semblerait plus approprié. »

J’ai acquiescé de la tête, un sourire aux lèvres, tandis qu’elle continuait à regarder ce que Nexus pouvait bien dire d’elle.

« Juste pour vérifier que j’ai bien compris, si un type un peu perché imagine un gros chien qui le poursuit, tu vas le voir aussi ?

— C’est un peu plus compliqué que cela, mais ça s’en approche. Là où ça devient drôle, c’est que si je bute le clebs, le gars va souvent mieux.

— C’est complètement dingue. Tu es cinglée, tu sais ça ? »

Elle a enfin levé les yeux du rapport et s’est mise à sourire.

« Ouais, a-t-elle dit. Je le savais.

— Ça doit bien être contagieux, ai-je ajouté, parce que j’ai aussi eu des rêves bizarres, dernièrement. Ta copine Lilith est venue me causer mythologie une fois ou deux. »

Alys m’a dévisagée, visiblement surprise. J’étais contente que ce soit un peu à mon tour de lui en boucher un coin ; et encore, le meilleur était à venir.

« Vraiment ? a-t-elle demandé.

— Ouais. Cela dit, ce n’est pas le rêve le plus étrange que j’ai fait. »

Elle a froncé les sourcils, et j’ai jubilé intérieurement de la voir aussi décontenancée.

« J’ai rêvé d’un loup-garou », ai-je annoncé.

Elle n’a pas paru super impressionnée par l’annonce.

« Et… ? a-t-elle demandé.

— C’était un putain de loup-garou ! ai-je fait. Il a bien failli me démonter la gueule. »

Alys a soupiré et m’a regardée avec l’air de se dire « bon, il va falloir que je sois patiente ».

« Tu sais, je ne voudrais pas que tu imagines que tous les rêves sont l’œuvre d’une sorcellerie quelconque.

— Oh, arrête ! ai-je protesté. C’est toi qui me parles de magie noire depuis le début de la nuit, et tu voudrais m’expliquer que ce n’était qu’un cauchemar banal ? Je me suis fait défoncer par un putain de loup-garou, et je peux te dire que c’était réaliste. Dans un rêve à moi, je l’aurais directement tatané à coup de rangers. Là, j’ai été obligée de trouver une chaîne en argent. »

Alys m’a regardée avec une expression dont je ne savais pas trop si elle était dubitative ou sérieuse.

« Tu es convaincue ? ai-je demandé. Ce n’était pas un rêve ordinaire. Il y a un petit connard qui a essayé de me cyber-attaquer, et je lui ai maravé sa tête. »

J’étais assez fière de moi, mais ma copine s’est contentée de soupirer de lassitude.

« Cyber ? a-t-elle demandé. C’est pour les ordinateurs. Attaque onirique, à la limite.

— Ouais, peu importe.

— Et même ça, a-t-elle repris, c’est impossible.

— D’accord, ai-je soupiré, irritée. Tu as raison, tu as l’exclusivité sur tout ce qui a trait au surnaturel. »

Alys m’a regardée dans les yeux avec un air qui était, cette fois-ci je n’avais plus de doute, très sérieux.

« Je ne sais pas. D’après mon expérience, quand l’impossible commence à ne plus pouvoir être écarté, c’est qu’on peut s’attendre à des embrouilles. Si tu as raison, ça veut dire qu’on n’a pas seulement contre nous un groupe de tueurs psychopathes, mais aussi un putain de sorcier de premier plan. Je n’aime pas ça.

— Ouais, ai-je admis, mais ça veut dire aussi que tu as avec toi une tueuse de loups-garous. On va sévèrement leur botter le fion, à ces connards. »

•••

J’ai eu le temps d’avaler deux cafés, un pain au chocolat, un petit gâteau dont je ne saurais pas dire le nom et de fumer une clope avant qu’Alys ne termine le rapport de Rocher.

« Ça ne ressemble pas à Nexus, a-t-elle jugé. C’est le genre d’informations qu’ils auraient pu avoir, mais ce n’est pas du tout leur style… C’est beaucoup trop informatif et factuel. La dernière fois que j’ai vu un de leurs rapports, c’était rempli d’envolées lyriques et de détails inutiles.

— Tu les connais ? ai-je demandé.

— J’ai déjà croisé des gens de chez eux. Pour ce que j’en sais, ce n’était pas des agents secrets, plutôt des vieux croûtons inoffensifs qui écrivaient de belles histoires sur tout ce qui leur semblait vaguement paranormal. »

J’ai hoché la tête, essayant désespérément de comprendre quel rôle pouvait bien jouer Rocher dans toute cette histoire.

« Tu penses que ce type m’a menti quand il a dit qu’il bossait pour eux ?

— Pas forcément. Peut-être que j’avais une fausse image d’eux, ou qu’ils ont changé ces dernières années, je n’en sais rien. »

J’ai soupiré. Tout ça ne nous avançait pas beaucoup.

« D’accord. Et si on laissait tomber les contes de fées pour l’instant ? Tu as une idée de l’endroit où aura lieu le prochain meurtre ? »

Alys a acquiescé d’un petit signe de tête.

« Oui, il suffit de continuer à tracer le pentacle pour prédire les lieux des prochains crimes. Le suivant devrait avoir lieu dans les environs de Bordeaux.

— Si j’ai bien suivi, le tueur devrait passer à l’acte dimanche soir ?

— Les tueurs », a corrigé Alys, qui s’était fait avoir une fois et n’avait manifestement pas envie qu’on l’y reprenne.

« D’accord, ai-je dit. Qu’est-ce qu’on fait, alors ? On se met en route vers Bordeaux ? »

Alys a fait une grimace, manifestement peu enthousiaste à l’idée de remonter sur ma bécane pour un nouveau trajet de plusieurs heures.

« Je connais quelqu’un qui pourrait nous héberger sur Paris, a-t-elle suggéré. On pourrait plutôt se reposer un peu et partir demain matin, non ? »

Elle m’a regardée avec un petit air implorant qui m’a fait décrocher un sourire.

« D’accord. Ça tombe bien, j’aurais un truc ou deux à faire dans le coin. »

Elle a terminé sa boisson d’un trait avant de me regarder dans les yeux.

« Et toi, au fait ? a-t-elle demandé. Tu n’as aucun terrible secret à me révéler, puisqu’on en est là ?

— Non, ai-je répondu. Rien de bien sérieux, en tout cas.

— Vraiment ? a-t-elle insisté.

— Tu sais déjà tout ce qui est important. Je fais des cambriolages, ce genre de choses. Et aussi, je suis quelqu’un de pas très fiable à qui il vaut mieux ne pas faire confiance. Mais ça, j’ai un tatouage de serpent pour le rappeler aux gens. »

Chapitre 8. Docteur Smith et docteur Wesson

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Le docteur Corbeau est entré dans la salle d’attente alors que j’étais en train de lire Elle. Ce n’était pas mon genre de lecture habituel, mais je m’étais dit que ça m’aiderait à faire « vraie fille ».

Il m’a regardée d’une façon vaguement dédaigneuse, par-dessus ses lunettes, alors que je repliais la revue. Je me suis fugitivement demandé si c’était parce qu’il réprouvait ce magazine, qu’il mettait pourtant à disposition dans sa salle d’attente, ou à cause de ma perruque blonde qui me donnait un air de je ne sais trop quoi. De chevelue, déjà, ce qui me faisait toujours bizarre.

« Monsieur Durand ? » a-t-il demandé en tendant la main vers moi.

Je me suis levée et je lui ai serré la main.

« Suivez-moi dans mon bureau », a-t-il dit sur un ton qui me semblait vaguement réprobateur.

C’était peut-être les rangers. Alys trouvait que ça allait bien avec une jupe courte et des bas résille, mais le docteur n’avait pas l’air d’être franchement d’accord avec elle.

Une fois dans son bureau, je me suis assise dans un fauteuil en cuir. Au moins, il était confortable. On payait sans doute le prix fort pour pas grand-chose, mais on avait les fesses bien posées.

« Alors, monsieur Durand, a commencé le docteur. Qu’est-ce qui vous amène ? »

•••

On s’était un peu pris la tête avec Alys sur le plan d’action à mener. On était pourtant toutes les deux d’accord pour estimer qu’il pouvait nous être utile d’en savoir un peu plus sur l’assassin et ses alliés avant d’agir.

Là où il y avait divergence, c’était au sujet de l’article ordurier sur Alys. J’estimais personnellement que le journaleux comme le psy cachaient quelque chose de pas net lié à notre histoire. Pour Alys, il s’agissait juste de sales cons ordinaires qui ne méritaient pas qu’on s’attarde dessus.

J’avais néanmoins fini par la convaincre de me laisser mener ma petite « enquête » avec l’argument que, même si on n’apprenait rien, on se serait un peu défoulées.

•••

Qu’est-ce qui m’amenait devant ce psy à la con ? Il ne devinait pas ?

« Je veux devenir une femme », ai-je dit en prenant mon air le plus convaincu possible.

Je savais que ce n’était pas l’idéal pour être crédible : il fallait dire quelque chose comme « au fond de moi, j’ai toujours su que j’étais une femme », ou encore « je me sens profondément femme ». Seulement, j’avais peur d’éclater de rire. Mon « je veux devenir » faisait moins « vraie transsexuelle depuis l’enfance » agréée par les psys, mais je n’attendais de toute façon pas de lui qu’il me prescrive des hormones.

« Et pourquoi voulez-vous devenir une femme ? » a-t-il demandé.

Là, par contre, je n’avais pas prévu grand-chose. Pourquoi donc aurais-je bien pu avoir cette idée ? J’étais tentée de répondre que je n’aimais pas les gars, mais ce n’était sûrement pas le meilleur truc à sortir à un psy.

« Euh, ai-je fait en cherchant le premier truc féminin qui me venait à l’esprit. Le rose ? »

Le docteur Corbeau a froncé les sourcils, et j’ai cru un moment au faux pas, mais il s’est contenté de prendre note et de hocher la tête d’un air vaguement satisfait. Logique, les nanas étaient censées aimer le rose.

Bien joué, Lev.

« Vous pouvez développer ? » a-t-il demandé.

J’ai réfléchi quelques instants avant de trouver ce qui était évident.

« Quand j’étais petite, j’aimais jouer à la poupée. Les coiffer, particulièrement. »

Je me suis tout de même abstenue de préciser que ma façon personnelle de les coiffer impliquait surtout de leur tondre le crâne ou de leur faire des crêtes.

On a continué le jeu de questions/réponses pendant une dizaine de minutes, et j’ai trouvé ça plutôt amusant. En donnant les réponses parfaites pour jouer à la transsexuelle modèle, je réalisais à quel point je n’aurais jamais pu devenir une fille selon leurs standards étriqués.

Je me suis demandé si Alys était passée devant des médecins comme ça et, si c’était le cas, comment elle avait fait pour les convaincre. Je la soupçonnais assez fortement d’avoir piqué du papier à en-tête et imité leur signature. À moins qu’elle n’ait manipulé leurs rêves, peut-être.

Au bout d’un moment, la discussion a fini par me fatiguer et je me suis rappelé l’objectif de ma venue.

« Et donc, vous pouvez faire quelque chose pour moi ? ai-je demandé en espérant éviter d’autres questions pourries.

— Je ne sais pas. Vous avez été envoyée par un médecin ? »

•••

Retrouver l’auteur de l’article moisi s’était avéré assez facile : non seulement il avait signé – Jonathan Marchard – mais en plus il était dans l’annuaire. Je m’étais contentée de me pointer chez lui alors qu’il se préparait à sortir, et il avait failli faire une syncope en me reconnaissant. Le flingue y était sans doute aussi pour quelque chose.

« Reste calme, je ne vais pas te descendre, avais-je dit en refermant sa porte derrière moi. Pas si tu es gentil.

— Vous voulez quoi ?

— Tu as écrit un article de merde sur ma copine. Tu vois de qui je parle ?

— Oui, avait-il dit en bafouillant. Mais je faisais juste…

— Tu l’as traitée de mec, pour commencer. Je n’aime pas qu’on traite ma nana de mec. Ça attaque mon identité de gouine, tu piges ?

— Euh… d’accord.

— Qui t’as filé toutes ces infos ? Un flic ?

— Je suis journaliste. On ne livre pas nos sources. »

C’est à ce moment-là que je lui ai fait un sourire assez méchant, et je pense que ça a été le tournant de l’interrogatoire, le truc qui l’a un peu encouragé à parler. Ça, et le discours que j’avais un peu rodé :

« Moi, mon trip, ça n’a jamais été le journalisme. Par contre, rechercher la vérité, je trouve ça classe, comme principe.

— C’est bien…

— Je suis contente que tu le prennes comme ça. Du coup, est-ce que tu vas me dire le nom avant ou après que je commence à te casser les doigts ? »

Il parait que ce n’est pas déontologique, ce genre de choses. Pas éthique. Pas moral.

Moi, il faut bien le dire, j’ai toujours été quelqu’un de très binaire. Il y a ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Il y a la fin qui justifie les moyens. Dans l’idéal, c’est sûrement mieux de faire dans la douceur, mais on ne vit pas franchement dans un monde idéal, alors on fait souvent dans la douleur.

Il n’y a jamais qu’une lettre de différence, après tout.

En tout cas, l’autre gusse m’a tout déballé. Un type du nom de Léonard Dussier, qui bossait pour le ministère de l’intérieur, lui avait sorti le tuyau. Ce n’était pas la première fois, c’était normal. Dès qu’il fallait faire de la propagande pour le ministère de la répression, le journal, étonnamment catégorisé à droite, répondait présent.

Le même Léonard Dussier lui avait parlé d’un psychiatre, le docteur Corbeau, qui connaissait bien le sujet et serait à même de parler plus en détail de la mystérieuse évadée. Techniquement, il avait parlé du mystérieux évadé, au masculin, mais Marchard faisait un peu plus attention au genre d’Alys depuis que je lui avais fait mon cours accéléré à base de « comment tu feras pour dire « il » quand t’auras plus de dents ? »

Et voilà comment j’avais atterri dans le bureau de ce bon monsieur Corbeau, à jouer à la transsexuelle idéale. Obtenir un rendez-vous pour le jour même n’avait pas été facile, mais Alys avait réussi à monter un bobard à sa secrétaire. Je ne sais pas exactement comment elle s’y était prise, mais toujours est-il que j’étais maintenant en face du psychiatre, à répondre à ses questions en attendant de pouvoir lui poser les miennes.

•••

« Envoyée ? ai-je demandé.

— Oui, est-ce que c’est un médecin qui vous a conseillé de venir me voir ? Vous savez, je ne suis pas spécialement expert dans le domaine… »

J’ai retenu un sourire. C’était justement pour ça que je venais.

« Oui, c’est un médecin qui m’a envoyée. Deux, en fait.

— Deux ?

— Ouais, ai-je dit en me baissant pour attraper ma « lettre de recommandation ». Docteur Smith…

— Oui ?

— … et docteur Wesson », ai-je terminé en sortant le .44 magnum d’Alys.

J’ai failli avoir un orgasme en voyant la gueule qu’il tirait. Entre le fait de pointer un gros flingue et d’avoir recasé une blague de Dirty Harry, c’était vraiment trop bon.

« Maintenant, doc’, ai-je fait, c’est moi qui pose les questions.

— Écoutez, je… » a-t-il dit en reculant son fauteuil à roulettes, comme si être à un mètre de plus d’une arme à feu pouvait réellement réduire l’impact de la balle.

De toute façon, il n’a pas pu mettre beaucoup de distance entre nous. Une main a saisi le dossier de son fauteuil et l’a repoussé vers le bureau.

Il a tourné la tête et manqué de s’étouffer en remarquant Alys, adossée contre une de ses grandes armoires. Elle était entrée par la fenêtre pendant la discussion et n’avait pas arrêté de lever les yeux au ciel en entendant mes réponses.

« Bonsoir, monsieur Corbeau, a-t-elle dit. Je suis désolée, je n’ai pas eu l’honneur de me présenter. Je m’appelle Alys.

— Vous… vous êtes…

— La nana à propos de laquelle vous avez donné une interview de merde », ai-je complété en sortant un cigare de mon blouson et en l’enfournant dans ma bouche.

Ça m’emmerdait de gâcher un cigare pour un type pareil, mais ça faisait toujours son effet.

« Un journaliste est venu me poser quelques questions, a protesté le psychiatre. J’ai répondu à partir d’un dossier, c’est tout. Je suis désolé si je vous ai blessée…

— Jonathan Marchard, c’est ça ? ai-je demandé. Le journaliste ?

— Oui, a fait le docteur. C’est ça. Écoutez, je suis juste un psychiatre, d’accord ? »

J’ai acquiescé de la tête. Alys regardait la décoration de la pièce et les livres qui traînaient sur les étagères.

« Vous avez dit que vous n’étiez pas expert sur les questions trans, ai-je repris. Dans ce cas, pourquoi Marchard voulait vous parler à vous ?

— Je ne sais pas », a soupiré Corbeau.

Il semblait vraiment nerveux, sur le point de fondre en larmes. Exactement ce que je voulais.

« Ce qu’il cherchait, a-t-il repris, c’est un point de vue général sur un dossier. C’est tout. Je suis désolé si ce qui est ressorti de son article a pu… »

Un claquement violent sur son bureau l’a interrompu, provoqué par le gros livre que venait d’y jeter Alys.

« DSM-IV, a-t-elle dit en lisant le titre. Manuel de diagnostic des troubles de santé mentaux, c’est ça ?

— À peu près, a-t-il dit d’un air apeuré.

— Tu en penses quoi ? m’a-t-elle demandé. C’est mieux qu’un annuaire, non ? »

Je me suis levée et j’ai attrapé le livre, avant de le soupeser en exagérant mes gestes.

« Pas mal, ai-je admis.

— Vous devriez arrêter de mentir à mon amie, a repris Alys en s’asseyant sur le bureau du médecin. Elle est un peu soupe au lait. »

Il faudrait que je donne encore quelques tuyaux à ma copine pour jouer à « bon flic, mauvais flic », mais je devais reconnaître qu’elle se débrouillait déjà pas mal.

« Je ne mens pas ! a protesté Corbeau.

— Tu m’as dit que Marchard est venu te chercher », ai-je fait malgré le cigare que j’avais gardé dans la bouche pour pouvoir porter le DSM-IV à deux mains. « Ce n’est pas sa version.

— Je ne sais pas ce qu’il a dit…

— Il dit que c’est un certain Léonard Dussier qui t’a recommandé.

— Je ne connais pas ce nom. »

Il mentait, et mal. Ça se voyait comme le nez au milieu de sa figure. Nez qui a donc heurté la couverture du manuel de santé mentale de mes fesses.

Les lunettes du psychiatre ont fini sur son bureau, et je m’en suis un peu voulu. Je n’aimais pas casser les lunettes des gens qui en ont besoin.

« Tu mens, ai-je dit néanmoins.

— Je vous jure ! a pleurniché le docteur. Je vous en supplie…

— Tu travailles pour qui ?

— Je ne sais pas… » a-t-il répondu en pleurant avant d’encaisser un nouveau coup de bouquin, cette fois-ci contre le haut du crâne.

C’est à ce moment que le téléphone d’Alys s’est mis à sonner dans sa poche. Un de ses téléphones, en tout cas – elle avait fait des emplettes plus tôt dans la journée. Elle en avait pris trois, en tout.

C’était le signal de repli. Elle a grommelé deux mots et raccroché.

« Il y a un pépin. On se barre. »

C’était un mensonge : pour l’instant, tout avait marché comme sur des roulettes. Seulement, on en avait fait assez, et il était temps de trouver un prétexte pour partir.

•••

« Ça y est, a dit Alys. Il appelle. »

On avait arrêté la moto quelques centaines de mètres plus loin, sur un petit chemin qui semblait peu fréquenté. On s’était écartées de la route, avant de coucher la bécane et de s’asseoir dans l’herbe, en se partageant les écouteurs reliés au second téléphone d’Alys.

Le dernier téléphone se trouvait dans la veste du psy – elle l’y avait déposé discrètement pendant que je le brutalisais.

Du coup, on avait pu entendre tout ce qu’il disait : ses petits gémissements juste après qu’on soit parties, le savon qu’il avait passé à sa secrétaire pour m’avoir laissé entrer, et maintenant, son coup de fil, qui allait peut-être justifier tout le mal qu’on s’était donné.

Alys n’y croyait pas trop. Depuis le matin, elle trouvait le plan foireux, mais j’avais espoir que ça fonctionnerait. C’était vieux et éculé, d’accord, mais ça marchait toujours.

« Allô ? » a dit Corbeau à son interlocuteur.

J’ai fait un petit signe de victoire, pouce relevé.

« Nom de Dieu ! hurlait le psy. Non, je ne vais pas me calmer. Vous m’aviez dit que je ne risquais rien. L’autre malade est venue dans mon cabinet ! »

Je me suis demandé s’il parlait d’Alys ou de moi.

« Il y avait une tarée avec elle, une tarée armée ! Bon sang, elle m’a frappée, Antoine ! Vous m’aviez dit que je ne craignais rien ! »

Antoine, ai-je noté. De qui pouvait-il s’agir ? Antoine Rocher ?

« Non, tout ne se passe pas comme prévu ! Elle m’a parlé de Dussier ! »

Aha. Il avait donc bel et bien menti. Malheureusement, la réponse de l’interlocuteur nous était inaccessible. Ça aurait été plus simple si on avait pu le mettre sur écoute.

« La fille qui est avec elle est dangereuse », protestait le psychiatre, manifestement calmé par ce qu’on lui disait.

Et encore, il n’avait vu que le revolver au canon bouché d’Alys, et pas les deux pistolets moins impressionnants mais beaucoup plus efficaces que j’avais à l’intérieur de mon blouson.

« Oui, j’imagine que vous avez raison. Elles ne font pas le lien avec Nexus. Mais tout de même… »

On s’est interrogées du regard. Apparemment, Nexus, loin de se contenter de jouer les enquêteurs du surnaturel, se cachait derrière ces meurtres. Dire qu’elle avait eu peur que cette petite expédition ne nous apprenne rien.

« D’accord. Oui. Merci. Je vous rappelle. »

La discussion s’est terminée là, et j’ai enlevé l’écouteur.

« Nexus, a soupiré Alys. Merde.

— Tu penses qu’il parlait à Antoine Rocher ? ai-je demandé.

— Qui d’autre ? Il est policier, il n’a pas dû avoir de mal à mettre la main sur mon ADN et à le placer sur le lieu du crime. Je ne sais pas ce que Nexus est devenu, mais il est temps qu’on stoppe ces connards. »

J’ai acquiescé. Ça, c’était du vocabulaire qui me parlait.

Une fois à peu près sûres qu’il n’y aurait plus de coups de fil intéressants, on a décidé qu’il était temps de mettre les voiles et d’aller crécher chez le pote d’Alys.

Avant de remonter sur la moto, j’ai voulu retirer ma jupe pour un pantalon, plus pratique.

« Hé, a protesté Alys. Tu ne veux pas la garder ? »

Je lui ai lancé un regard mauvais. Je n’avais jamais été une grande fan de jupes.

« Ça mets tes rangers et tes poils en valeur », a ajouté Alys avec un petit sourire.

J’ai haussé les épaules, vaincue. Forcément, si elle me prenait par les sentiments…

•••

« C’est ici », a dit Alys après m’avoir fait arrêter la moto devant un vieil immeuble de banlieue.

Pendant que je préparais mon coup avec le psychiatre, elle avait pris contact avec son pote. J’étais réticente à l’idée d’aller crécher chez lui. Après tout, il n’était pas impossible qu’il soit sous surveillance. Mais elle semblait croire que ça se passerait bien.

On est montées jusqu’au deuxième étage et Alys a sonné.

La porte s’est ouverte sur un type grand et grassouillet, barbu aux cheveux longs, qui portait un tee-shirt noir et un short plutôt moche.

Bref, tout dans son apparence m’amenait à penser qu’il était un de ces geeks qui passent l’essentiel de leurs journées sur un ordinateur.

« Entrez, a-t-il dit en nous voyant. Asseyez-vous quelque part. »

J’ai enlevé mon blouson et je me suis posée sur le canapé, alors qu’Alys restait debout.

« Gabriel, a fait Alys, je te présente Lev. Lev, Gabriel.

— Enchanté », a dit l’homme avant de se tourner vers Alys.

Ils se sont dévisagés quelques instants, puis se sont serrés dans les bras et je n’ai pas pu m’empêcher de me demander quel genre de relation ils avaient pu avoir dans le passé.

« Nom de Dieu, tes cheveux ont poussé. Et c’est quoi, cette couleur ?

— La couleur, c’est pour ne pas être reconnue.

— D’accord, a dit Gabriel avec un petit sourire. Il n’y a pas à dire, vous faites un beau couple, toutes les deux.

— Sauf qu’on n’est pas un couple, a tranché Alys.

— Vraiment ? ai-je demandé, un peu surprise par cette déclaration.

— Hum, euh, je vais vous chercher des bières, hein ? » a lancé Gabriel avant de s’éclipser dans la cuisine.

Alys m’a regardée avec son petit air mesquin.

« Lev, a-t-elle commencé, je t’aime bien, mais pour l’instant on a à peine couché deux fois ensemble et, pour ce que j’en sais, tu couches avec toutes les filles trans que tu rencontres. »

J’ai levé ma main en signe de protestation.

« Ce sarcasme est complètement infondé, ai-je protesté. Et puis, qu’est-ce que tu fais des lacrymos, des machos, des bastons avec les skins, des interrogatoires musclés et tout ça ? Ça ne compte pas, pour toi ?

— Si, mais ça correspond plus à la description d’un gang que d’un couple. »

J’ai haussé les épaules.

« D’accord, ai-je concédé. Être en gang, ça me va aussi. »

J’ai souri, Alys a souri, et quand Gabriel est finalement revenu de la cuisine, un pack de bières à la main, on était en train de s’embrasser goulûment.

« Oh, euh, a-t-il fait d’un air gêné, je vais peut-être vous laisser seules ? »

•••

« Merde ! a lâché Alys. Je le savais ! »

J’ai détourné les yeux de la télévision qui s’acharnait à ne pas parler de nous, et j’ai regardé ma copine. Elle avait branché son ordi et y était rivée depuis un bon quart d’heure.

Gabriel est allé regarder ce qu’elle faisait, mais j’avais la flemme de me lever du canapé.

« Édouard Robus, a expliqué Alys, mort d’une crise cardiaque il y a deux ans. Bastien Zéphir, disparu dans un accident de voiture deux mois plus tard.

— Et ? » ai-je demandé, ne voyant pas trop en quoi tout ça nous avançait.

Alys s’est tournée vers moi, l’air grave.

« C’était les deux seuls types de Nexus que je connaissais, a-t-elle expliqué. Je ne pense pas qu’il s’agisse de simples accidents. J’ai l’impression que quelqu’un a voulu amener du changement dans ce groupe et qu’il n’y est pas allé de main morte.

— C’est l’intérêt des sociétés secrètes, a commenté Gabriel. On peut faire disparaître des gens sans que trop de monde à l’extérieur ne fasse le lien entre eux. »

J’ai froncé les sourcils, trop fatiguée pour suivre correctement une discussion.

« Alors, ai-je demandé, ça veut dire que Nexus est bien derrière ces meurtres ?

— Je suppose, a répondu Alys. Ou ce qu’il en reste. »

J’ai hoché la tête, essayant de comprendre. Antoine Rocher était probablement mêlé à tout ça ; la discussion qu’on avait interceptée semblait l’indiquer. Seulement, ça n’expliquait pas pourquoi il était venu me voir et jouer à Fox Mulder.

Alys s’est contentée de hausser les épaules.

« Je ne sais pas à quel jeu il joue, a-t-elle admis. Ni pourquoi ils veulent me faire porter le chapeau à moi.

— Oh, arrête, a lâché Gabriel. Tu n’en as pas la moindre idée ? »

Alys s’est tournée vers lui et il s’est gratté la barbe d’un air embarrassé.

« Je ne veux pas jouer au paternaliste, s’est-il défendu, mais ça me paraît évident. Si on part du principe que votre type veut monter une sorte de société maléfique de la magie noire, et c’est ce dont ça a l’air, je comprendrais que tu les intéresses.

— J’ai arrêté la magie noire, a protesté Alys. Enfin, plus ou moins.

— Il n’empêche que tu les intéresses visiblement. Et, toujours sans vouloir être paternaliste, j’aimerais te mettre en garde : j’ai bien peur que ces types aient prévu que tu essaierais de les arrêter. »

Alys a hoché la tête, prenant visiblement l’avertissement de son ami au sérieux.

« On risque de se jeter dans la gueule du loup, a-t-elle admis.

— Alors, on n’a qu’à la lui ratatiner méchamment », ai-je proposé, histoire d’alléger l’ambiance.

Elle a souri puis elle est venue se vautrer sur le canapé à côté de moi.

« J’imagine qu’on n’a pas le choix, a-t-elle admis.

— Quel dommage, ai-je ajouté alors qu’elle se blottissait contre moi. On va être obligées de la jouer bourrin. »

Chapitre 9. Dykes on bike

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Sept jours
avant que je descende Alys

« J’ai quelque chose à t’annoncer », a dit Alys, et j’ai su que ça ne présageait rien de bon.

Je me suis contentée de lever un sourcil d’un air interrogateur.

« Quand je disais qu’on n’était pas un couple, a-t-elle expliqué, ce n’était pas seulement une question de définition.

— Quoi ?

— Ce que je veux dire, a-t-elle repris en soupirant, c’est que toi et moi, ça ne va pas le faire.

— Quoi ? ai-je répété, abasourdie par ce qu’elle m’annonçait. Je croyais qu’on était un gang, tout ça ? »

Alys s’est mise à rire, et franchement pas sur un ton agréable. Je me suis sentie mal, ne comprenant pas – ou ne voulant pas comprendre – ce qu’il se passait.

« Oh, arrête, a-t-elle fait après sa tranche de rigolade. Il n’y a rien de tout ça, et tu le sais très bien. Tout ce qui t’intéresse chez moi, c’est une espèce de fétichisation tordue de ce que j’ai entre les jambes.

— Tu sais que ce n’est pas vrai », ai-je protesté, avant d’ajouter par pur souci d’honnêteté : « Enfin, sauf quand tu es sur une moto, évidemment, mais…

— Et tu crois vraiment que je suis attirée par toi ? Une espèce de grosse mocheté qui s’habille comme une bidasse ?

— Hey ! ai-je fait. Je ne… »

Je n’ai pas eu le temps de terminer ma phrase car Alys a soudainement disparu. Comme ça, pouf. Elle était là, et puis l’instant d’après, elle n’y était plus.

« Quoi ? » ai-je fait une nouvelle fois.

C’était visiblement ma réplique de la soirée.

« Désolée de cette interruption, a joyeusement lancé Lilith derrière moi. C’est choupi, tu as l’air de vraiment tenir à elle.

— C’était un rêve », ai-je énoncé platement.

C’était sans doute assez stupide à dire, mais j’étais toujours sous le coup de l’émotion et j’avais du mal à réaliser qu’il ne s’agissait que d’un cauchemar.

« Si tu tiens vraiment à Alys, je crois qu’il y a quelque chose que je devrais te montrer.

— De quoi tu parles ? ai-je demandé.

— Elle fait des rêves qui sont, sans vouloir t’offenser, bien moins ordinaires que tes petits problèmes d’insécurité. Je voudrais t’en faire voir un. »

J’ai froncé les sourcils. Je ne savais pas qu’on pouvait faire voir les rêves des autres comme ça.

« Je ne sais pas si j’en ai envie. Elle a déjà tellement de choses à me reprocher.

— N’importe quoi, a soupiré Lilith sur un ton dédaigneux. C’est le rêve que tu fais d’elle qui a des choses à te reprocher. Ce qui veut dire que c’est ton propre subconscient qui parle. Si tu ne fais pas la différence, t’es mal barrée.

— Ouais, ai-je admis, mais…

— C’est important, a fait la gothique, soudainement très sérieuse. Approche-toi. »

J’ai obéi silencieusement, et l’ai laissée poser les mains sur mes tempes. Ensuite, tout a disparu.

•••

Alys était excessivement belle. Elle avait les cheveux vachement mieux coiffés que d’habitude, le visage sans imperfection, la poitrine et les fesses beaucoup plus rondes, et un peu moins de gras. Elle portait une robe rouge très jolie et très courte, et des talons aiguilles qui lui faisaient des jambes magnifiques.

Bref, Alys ressemblait à une poupée Barbie, sans la distance qu’il y avait d’ordinaire quand elle s’amusait à reprendre des codes de la poupée Barbie. C’était assez flippant.

Dans son rêve, elle se trouvait dans une espèce de château aux murs en pierre. Elle avançait dans un couloir, d’un pas vif malgré ses talons.

Ensuite, elle était dans une pièce très grande. Une femme plutôt canon apparaissait alors en face d’elle, et posait sa main sur la joue d’Alys, avec une attitude plutôt possessive. Je n’aimais pas ça.

« Tu es belle, a-t-elle dit.

— Oui.

— Tu aimerais être comme ça ? »

Alys a semblé réfléchir. Peut-être qu’elle se demandait le sens de la question : elle était déjà comme ça, après-tout ; peut-être que l’Alys du rêve se rappelait à quoi ressemblait l’Alys de la réalité.

« Oui », a-t-elle finalement répondu, à ma grande déception.

La femme en face d’elle avait l’air contente, par contre. Ça lui plaisait, que ma copine veuille ressembler à une poupée Barbie.

« Tu pourrais devenir une vraie femme, a-t-elle repris. À part entière. »

J’aurais aimé être présente dans le rêve pour pouvoir lui foutre un coup de tête, voir si c’était un truc de « vraie femme », tiens. J’ai espéré que c’était ce qu’allait faire Alys. Mais elle s’est contentée de hocher la tête et de dire :

« Oui.

— Et tu pourrais être belle et jeune. Pour toujours. »

La femme s’est décalée, et derrière elle j’ai pu voir une baignoire. Pleine de sang.

Alors Alys a acquiescé et dit à nouveau, docilement :

« Oui ».

Après quoi, je me suis réveillée.

•••

« Oh, hé ! » ai-je fait en secouant ma copine.

Elle a grommelé un peu et fini par ouvrir les yeux à la suite de mes secousses répétées.

« Tu rêvais de quoi ? » ai-je demandé.

Elle a froncé les sourcils, puis s’est assise sur le canapé-lit dans lequel on était installées. Elle a tourné la tête vers un radio-réveil et soupiré en voyant l’heure : un peu moins de quatre heures du matin.

« Lev, il faut qu’on ait une discussion sur comment on fonctionne.

— Comment ça ? »

Elle s’est tournée vers moi et m’a regardée d’un air fatigué.

« Sur la notion de fidélité et d’exclusivité. Le fait qu’on soit ensemble ne veut pas dire que je n’ai pas le droit de rêver d’autre chose que toi, d’accord ?

— Tu étais avec une fille !

— Putain, on parle de rêve. Tu ne vas pas me faire une scène de jalousie à cause de ça, hein ? Je te signale que toi, de ton côté, tu couches avec au moins une autre nana.

— C’était avant qu’on soit ensemble ! ai-je répondu, parlant un peu trop fort. Et ce n’est pas une question de jalousie ! Tu prenais un putain de bain de sang !

— Rêve ! a répété Alys. Ce n’est pas la réalité ! »

Je me suis tue. Elle n’avait pas tort, je devais l’admettre. Seulement, je ne savais plus trop à quoi m’en tenir. Ces derniers temps, je trouvais que les songes n’étaient plus aussi innocents.

« Désolée, ai-je tout de même dit. C’est juste que… ce n’est pas normal.

— Ce qui n’est pas normal, c’est que tu voies mes rêves », a répliqué Alys en prenant son air sérieux.

J’ai haussé les épaules, gênée. Ça constituait tout de même une sacrée invasion de la vie privée.

« C’est Lilith qui me l’a montré, ai-je expliqué.

— Il faudra que j’aie une discussion avec elle. Cela dit, ça n’explique pas tout… »

Elle a tourné la tête vers moi et avancé sa main vers ma poitrine. J’ai cru qu’elle allait me caresser les seins, mais elle voulait seulement toucher la chaîne que j’avais toujours autour du cou.

« C’est quoi, ça ?

— Un collier. Je l’avais piqué à…

— Ton cou est rouge, a-t-elle coupé. Tu es allergique à l’argent ? »

J’ai fait une grimace. C’était nouveau, ça. En même temps, je n’avais jamais porté beaucoup de bijoux, encore moins en argent, alors j’aurais tout à fait pu ne pas le remarquer.

« Ton rêve avec un loup-garou, a repris Alys.

— Oui ?

— Est-ce qu’il t’a mordue ? »

Je voyais où elle voulait en venir. Ça ne me plaisait pas.

« Tu vas me dire que je suis en train de me transformer en loup ?

— Je ne sais pas. Ça expliquerait peut-être que tu sois plus sensible au monde onirique, a-t-elle dit d’un air pensif.

— Écoute, ai-je protesté. Les histoires de rêves, de types qui croient aux vampires et veulent prendre des bains de sang, d’accord, je veux bien, mais là…

— Tu ne vas pas devenir un loup-garou dans le monde réel. Ça n’existe pas. Mais peut-être que dans le monde onirique… »

J’ai soupiré. J’avais du mal avec la logique de ma copine. Un coup elle parlait sérieusement de créatures bizarres, un coup elle disait que ça n’existait pas.

Ça n’était pas mon univers habituel. Merde, le mot « onirique » lui-même n’en faisait pas partie. Trop de syllabes, pour commencer.

« Cette histoire va me rendre définitivement cinglée.

— L’essentiel, c’est de faire la différence entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Tant que tu ne te prends pour un loup-garou que dans les rêves, tout va bien.

— Je ne sais pas, ai-je soupiré. Je veux dire, tous ces meurtres, ils sont réels.

— Oui.

— Mais si leur but est vraiment d’obtenir la vie éternelle…

— Ça, ce n’est pas réel. Ce qui prouve que les tueurs confondent les deux et rentrent dans la catégorie des tarés. »

J’ai hoché la tête. Finalement, il y avait une forme de logique dans tout ça, quoiqu’un peu tordue.

« Bon, ai-je dit. Désolée de t’avoir réveillée.

— Ça va. Peut-être que ça serait mieux qu’on y aille maintenant, de toute façon. »

Je n’ai rien dit. La perspective de me lever à quatre heures du matin ne m’enchantait pas.

Elle avait sans doute raison, cela dit. On avait moins de chances de croiser des flics à cette heure-là.

•••

Il était environ cinq heures et demie quand j’ai arrêté la moto sur une aire d’autoroute pour qu’on aille boire un café. J’espérais que personne ne reconnaîtrait Alys, mais avec ses cheveux colorés en noir et son treillis, elle faisait plus métalleuse que trans.

Bien sûr, techniquement, j’imagine qu’on peut être trans et métalleuse, mais autant on peut soupçonner une fille en mini-jupe d’être, « en réalité », un homme, autant personne n’ira imaginer que la nana qui s’habille comme un mec est une transsexuelle, puisque tout le monde estime qu’une trans est un mec qui s’habille comme une nana. Je ne sais pas si vous me suivez ?

Toujours est-il qu’on s’est installées à une table avec de quoi manger un peu, après quoi Alys est partie faire un tour aux toilettes.

J’ai profité de son absence pour sortir un des téléphones qu’on avait achetés la veille et j’ai hésité quelques secondes avant de composer le numéro. J’avais beau y avoir réfléchi un peu pendant que je conduisais, j’avais quand même l’impression de faire une connerie.

Julie a décroché au bout de deux sonneries.

« Allô ? a-t-elle fait.

— C’est Lev, ai-je annoncé. Je n’ai pas beaucoup de temps.

— Où est-ce que…

— Je ne suis pas prête à te le dire pour l’instant, ai-je coupé. Écoute, je veux que tu dises à ton nouveau pote flic, Rocher…

— Ce n’est pas spécialement mon pote. »,

J’ai soupiré. Ce n’était pas le moment pour des argumentaires ; je n’avais aucune envie qu’Alys revienne au milieu de ma petite conversation.

« Peu importe. Dis-lui que je commence à croire à certaines choses qu’il m’a dites, et que balancer ma copine n’est plus aussi inenvisageable qu’il y a deux jours. Par contre, je veux des nouveaux papiers et du fric. Tu peux transmettre le message ?

— Je vois que tu as toujours autant de considération pour les nanas avec qui tu couches. »

Évidemment, en tant qu’ex, elle était bien placée pour le savoir. Mais je la trouvais quand même un peu gonflée de venir me reprocher ça alors qu’elle m’avait dit depuis le début de me méfier d’Alys.

« Je préfère passer le reste de ma vie riche et vivante qu’en taule ou morte, ai-je répliqué. Je rappellerai. »

J’ai raccroché, et j’ai eu le temps de retirer la batterie et la carte SIM avant de ranger le tout dans ma poche et de commencer à manger un peu.

Alys est revenue une minute plus tard et s’est assise en face de moi.

« Pas trop fatiguée ? a-t-elle demandé tout en déballant son sandwich industriel.

— Ça va.

— C’est quand même dommage qu’on n’ait pas un autre moyen de transport. »

J’ai haussé les épaules. Moi, les longs trajets en moto ne me gênaient pas plus que ça, mais Madame faisait sa fine bouche.

« La camionnette, là-bas, a-t-elle montré. Ça serait bien. »

J’ai tourné la tête pour voir de quoi il s’agissait : une vieille fourgonnette un peu pourrie avec le logo d’une société de livraison.

Ma moto était plus sexy.

« Ben, à moins que tu saches la faire démarrer…

— Les vieilles, c’est facile, a répondu Alys d’un ton très sérieux. Le truc, c’est que le gars risque d’appeler les flics. Bonjour la discrétion.

— Tu vas t’habituer à la selle, tu sais… » ai-je dit alors que le propriétaire de la camionnette sur laquelle fantasmait ma copine se dirigeait vers son véhicule.

« On pourrait le braquer ? a suggéré Alys. Si on l’enferme dans le coffre, il ne pourra appeler personne.

— Oui, on pourrait le descendre, aussi, ai-je soupiré. Putain, elle est si pourrie que ça, ma moto ?

— Non, j’aime bien. C’est juste pour faire mille bornes dessus que ça me pose problème.

— Bon », ai-je lâché en sachant que j’allais de toute façon céder devant son regard implorant. « Va pour le braquage. »

•••

Le type, un chauve d’une cinquantaine d’années, allait démarrer quand j’ai ouvert la portière passager de sa camionnette pour m’asseoir à côté de lui. Techniquement, il n’était pas impossible que des gens nous voient, mais vu l’heure, c’était peu probable.

Il m’a regardée d’un air mauvais, mais il était sans doute trop surpris pour dire quelque chose.

« Salut, ai-je dit avec mon ton le plus enjôleur, excusez-moi de vous déranger, mais ma copine aurait besoin que vous lui rendiez un service. »

Alys s’est positionnée de son côté et lui a montré son décolleté, comme si elle n’était pas là uniquement pour l’empêcher de descendre.

« Qu’est-ce que je peux faire ? a-t-il grogné.

— Pour commencer, ai-je dit en sortant mon pistolet, évite de crier. »

Alys l’a braqué aussi, avant de l’inciter à se décaler sur la banquette trois places.

Je me suis assise à côté du gars et j’ai fermé la porte pendant qu’Alys prenait le volant.

« C’est quoi, ton nom ? ai-je demandé.

— Michel », a-t-il répondu tandis que son regard passait d’Alys à moi et inversement, s’attardant longuement sur nos deux armes.

« Enchantée, Michel. Moi, c’est Lev, et elle, c’est Alys. Tu as peut-être entendu parler de nous par les médias ?

— À la radio, a-t-il admis. Ils ont dit que des tueurs étaient recherchés, mais…

— Alors, ai-je coupé, on va appliquer quelques règles simples. Tu essaies de t’échapper, t’es mort. T’appelles les flics, t’es mort. Tu parles de ma copine au masculin, t’es mort aussi. Évite ça, et ça se passera bien. D’accord ?

— Euh… d’accord », a bégayé Michel, qui semblait manifestement avoir peur de nous. Ce qui était une bonne chose : ça éviterait qu’il ne joue au con.

« Bien, a fait Alys en démarrant. On y va.

— Passe prendre ma bécane.

— Je sais bien que même si tous les flics ont sa description et le numéro de sa plaque, tu ne l’abandonneras pas. »

Elle a fait marche arrière et arrêté la camionnette là où j’avais garé ma moto.

« Tu peux t’occuper de la charger ? ai-je demandé. Pendant ce temps, Michel va sagement rester avec moi, pas vrai ? »

Alys a hoché la tête et elle est descendue de la camionnette.

« Qu’est-ce qui me dit que vous ne me tuerez pas quoi qu’il arrive ? a demandé le propriétaire du véhicule.

— Hum, ai-je fait en réfléchissant. Bonne question. »

J’hésitais sur la réponse à donner. Passer pour une dure qui n’hésiterait pas à le tuer pouvait lui faire peur et éviter qu’il ne s’enfuie mais, d’un autre côté, s’il s’estimait foutu, il risquait de tenter le tout pour le tout.

« Relax, ai-je dit. Si je voulais te dessouder, je l’aurais fait dès le début. Trimballer un corps à l’arrière serait moins fatigant que se fader quelqu’un de vivant. »

Alys a rouvert la porte et s’est à nouveau installée au volant.

« C’est bon, tout le monde est prêt ?

— Écoutez, a fait Michel. Vous n’avez qu’à prendre la camionnette et me laisser descendre ici…

— Non, ai-je répondu alors qu’Alys démarrait. Ça nous embêterait que tu appelles la police. Et puis, vois le bon côté des choses. T’es coincé entre deux gouines, c’est pas le fantasme de tous les mecs, ça ? »

•••

Neuf heures du matin. Alys conduisait depuis un peu plus de trois heures. Michel pionçait entre nous deux. Moi, je luttais contre le sommeil. C’était l’inconvénient de voyager avec un prisonnier : on ne pouvait pas vraiment se permettre de s’endormir.

Cela dit, la musique qu’Alys avait mise m’aidait à rester éveillée. Si on pouvait appeler ça de la musique.

« Tu veux pas mettre un truc moins barbare ? ai-je suggéré.

— Tu as quelque chose contre le rap ? a-t-elle demandé. Et puis, ça change un peu de ta musique de nazis. »

J’ai grogné. Les préjugés, toujours. De l’allemand, des uniformes, et tout de suite, les amalgames.

« Tu préfères que je mette Mylène Farmer ?

— Pitié, ai-je soupiré. Tu veux pas foutre la radio ? On parlera peut-être de nous. »

Alys a obéi et retiré son adaptateur pour baladeur MP3 du lecteur cassette. Qu’est-ce qu’elle pouvait jouer avec les gadgets.

On parlait de nous, effectivement, mais à peine. On était toujours recherchées, bien sûr, mais il n’y avait rien de nouveau. J’en ai déduit que le psychiatre qu’on avait malmené n’avait pas prévenu les flics.

« Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? ai-je demandé en parlant du mec qui dormait entre nous deux.

— On l’enferme à l’arrière et on reprend la moto un peu avant d’arriver. Ça nous laissera du temps avant que les flics nous repèrent. »

•••

Dix heures et demie. On avait dépassé Bordeaux depuis une demi-heure et parcouru une cinquantaine de kilomètres quand Alys a arrêté la camionnette sur une aire d’autoroute, à l’écart de la boutique et des autres voitures.

« Bon, a-t-elle dit en coupant le contact avant de se tourner vers notre prisonnier, qui semblait plus inquiet depuis quelques minutes. Merci de nous avoir prêté ton véhicule.

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? a demandé Michel d’un ton apeuré.

— Ah, on a un petit problème. Tu comprends, on ne voudrait pas que tu préviennes les condés tout de suite.

— Je ne dirai rien ! a juré Michel, mais ça n’a pas eu l’air de convaincre ma copine.

— Je suis désolée, mais il n’est pas évident qu’on puisse te croire. Lev ? »

Elle m’a fait un signe de tête et je lui ai tendu une petite bouteille d’eau dans laquelle elle avait ajouté quelques pilules. Entre ses hormones, les analgésiques, les antidépresseurs, l’ecstasy et, dans ce cas précis, les somnifères, Alys cachait une véritable pharmacie dans son sac à main.

« Tu vas boire ça, a-t-elle expliqué au propriétaire de la camionnette, et tu vas faire un beau dodo.

— Écoutez, a protesté Michel. Je vous jure que…

— Tu sais, ai-je dit sur un ton pas très sympathique en collant mon pistolet contre sa tempe, il y a un moyen beaucoup plus simple de te faire dormir. Le truc, c’est que tu as de bonnes chances de pas te réveiller.

— Lev, m’a grondée Alys, ne le stresse pas. Ça n’aide pas à dormir. Bois, Michel. Tu vas faire de beaux rêves. »

Il nous a regardées, l’une, puis l’autre, et s’est résigné à avaler le contenu de la bouteille.

« C’est bien, a dit Alys. Bois tout. Voilà. »

Elle s’est penchée à son oreille alors qu’il commençait à somnoler et lui a murmuré quelque chose que je n’ai pas entendu. Puis Michel s’est endormi et elle m’a fait un signe de la main, le pouce levé.

On est descendues de la camionnette et je me suis dirigée vers la porte de derrière, histoire de récupérer ma moto. Ça allait me faire du bien de retrouver un moyen de transport qui corresponde un peu plus à ma classe.

Chapitre 10. Sorcellerie lacanienne

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On est remontées sur la moto pour se diriger vers une petite ville au nord de Bordeaux. On s’est arrêtées pour manger des frites avec des saucisses dans un snack miteux au bord de la route.

« Tu as une idée de ce qu’on va faire ?

— Il faut qu’on trouve un hôtel. Ensuite, on cherchera le lieu exact du meurtre. 

— Et tu comptes t’y prendre comment ?

— Tu ne vas pas aimer », s’est contentée de répondre Alys en faisant une grimace.

Je n’ai rien dit de plus sur le sujet. De toute façon, j’allais le voir bientôt, et dans l’immédiat, j’avais un autre problème à soulever.

« J’ai réfléchi, tu sais. J’aime bien le coup de se pointer à deux contre beaucoup et de faire un carnage, mais on peut quand même la jouer plus finement, non ? Pourquoi on ne préviendrait pas les flics ? On se contente de donner l’adresse et on les laisse faire le boulot. »

Je devais admettre que cette solution ne m’enchantait pas. J’avais une confiance toute relative dans l’institution policière.

« Hum, a dit Alys avec un air pensif. Je ne sais pas. Si on leur dit que c’est lié au tueur en série, ils vont tout de suite prévenir l’équipe chargée de l’enquête, et je ne leur fais pas confiance. Cela dit, on pourrait simplement dire qu’on a entendu des coups de feu, un truc comme ça.

— Comme ça, les flics du coin débarquent et coffrent les meurtriers.

— Ou se font descendre. Je ne sais pas…

— Mieux vaut eux que nous », ai-je répliqué.

•••

Alys a profité de notre pause déjeuner pour acheter une carte de la région, puis on est reparties à la recherche d’un hôtel. On en a trouvé un pas trop cher, rapport à son état de délabrement passable. Mais il n’était même pas sûr qu’on y passe la nuit, alors on n’a pas chipoté.

Je me suis jetée sur le lit double et j’ai allumé la télé. J’étais crevée et j’avais besoin de décompresser.

Alys s’est assise par terre. Je ne comprenais pas pourquoi elle préférait l’espèce de lino au confort du lit ou d’une chaise.

Elle a déplié la carte en face d’elle et sorti un paquet de mouchoirs en papier et son couteau stiletto.

« Tu fais quoi ? ai-je demandé.

— Je t’ai dit que ça n’allait pas te plaire », a-t-elle répondu.

Elle s’est entaillé le poignet et le sang s’est mis à couler. J’ai compris pourquoi elle s’était installée sur le lino : ce serait sans doute plus facile à nettoyer.

« Tu comptes m’expliquer ? » ai-je demandé alors qu’elle posait un mouchoir sur sa plaie.

Elle a plié le mouchoir en deux, avant de le déplier à nouveau et de me le présenter, tandis que son poignet continuait à pisser le sang.

« C’est comme lire les feuilles de thé. L’hémoglobine permet juste de faire plus occulte. Qu’est-ce que tu vois ?

— Des taches de sang ? »

Elle a soupiré. Évidemment, c’était une réponse un peu facile.

« On sait qu’il y aura des taches de sang ce soir, a-t-elle répliqué en posant le mouchoir en face d’elle, à côté de la carte. Seulement, niveau divination, ça ne nous aide pas beaucoup. »

Elle a regardé le mouchoir ensanglanté, manifestement pas plus inspirée que moi.

« Bah, je n’y arrive jamais du premier coup », a-t-elle dit en plaçant un nouveau mouchoir sur son poignet sanguinolent. Elle l’a ensuite étalé à côté du premier.

Je me suis levée pour me placer à côté d’elle. Ça avait beau être complètement absurde, je me laissais prendre au jeu.

On pouvait deviner un motif dans le nouveau mouchoir : il y avait au moins une forme de symétrie, quelque chose comme ça.

« Une croix gammée ? ai-je suggéré.

— Tu as vraiment des fascinations malsaines, tu sais ? Et puis, la tache au milieu, ce serait quoi ?

— Je ne sais pas. On fait quoi, là, de toute façon ?

— Une théorie, c’est qu’on a tous les éléments pour avoir la réponse, mais qu’elle est enfouie dans notre subconscient et qu’on ne peut pas y accéder. Là, ça permet d’une certaine manière d’interroger la partie inexploitée de notre cerveau.

— T’es quoi, au juste ? Une sorcière lacanienne ? »

Elle a soupiré. Elle n’avait pas l’air d’apprécier le qualificatif.

« Je préfère me considérer comme une sorte de moitié de génie de la déduction, disons, façon Sherlock Holmes. »

Parfois, ma copine ne se prenait pas pour de la merde.

« Pourquoi « moitié » ? ai-je tout de même demandé, surprise par cette humilité.

— Je n’ai que le résultat final, et je suis bien incapable d’expliquer comment j’y suis parvenue. »

Je la trouvais dure avec elle-même. Après tout, il lui avait suffi de regarder mes ongles pour conclure que j’étais une grosse méchante gouine, alors que ça ne se voyait pourtant pas sur ma gueule.

« Évidemment », a soupiré Alys en se tournant vers un mur tout à fait quelconque, « cette explication relativement rationnelle a plus de mal à fonctionner lorsqu’un fantôme essaie de donner des conseils.

— Lilith est là ?

— Oui.

— Et tu es la seule à pouvoir la voir.

— Je ne sais pas, a-t-elle rétorqué. Le fait que tu ne la voies pas ne veut pas forcément dire que personne ne pourrait. »

Je n’ai rien répondu, et Alys s’est remise à regarder le mur sans intérêt. Elle devait être en train d’écouter la fantôme.

« Je ne vois pas en quoi c’est impoli de dire ça, a-t-elle répliqué.

— Tout ce que je voulais dire, ai-je protesté, c’est que de l’extérieur, entre le fait que tu parles seule et tes méthodes de déduction, tu passes plus pour une cinglée que pour Sherlock Holmes. »

Alys m’a regardée avec un air mauvais, peut-être parce qu’elle s’identifiait vraiment au détective, je ne sais pas.

« Bien sûr, l’hypothèse alternative à la réincarnation ratée de Holmes, c’est que j’ai de vrais pouvoirs et que mon sang est un sacrifice aux dieux, qui me donnent la réponse. Encore faut-il savoir la lire. »

Je me suis à nouveau penchée sur le mouchoir, en signe de bonne volonté.

« Un moulin ? ai-je suggéré. Là, il y a les quatre branches, et là le bâtiment au milieu. C’est toujours mieux que la croix gammée.

— Ouais, a dit Alys en se plongeant sur la carte. Bien vu. Il y a une rue des moulins.

— Et on va se pointer là-bas parce que j’ai vu un moulin dans une tache de sang ? Pour trouver le numéro, tu vas lancer des dés ?

— Non, a répondu Alys sur un ton très sérieux. Là, il faudra tâtonner un peu. T’aurais pas du sparadrap, pas hasard ? »

•••

On s’est mises en route vers la rue paumée du patelin qu’Alys avait repérée. En tant que citadine, je me sentais un peu perdue.

J’ai garé la moto avec la nette impression qu’on se jetait dans la gueule du loup, même s’il n’était que trois heures de l’après-midi et que, d’après ma copine, le prochain meurtre n’aurait lieu que vers minuit.

En même temps, vu les méthodes très pifométriques de mon amie, je n’étais pas vraiment persuadée d’être au bon endroit.

« C’est quelque part par là », a dit Alys.

C’était peut-être un patelin, mais il y avait quand même un certain nombre de maisons, et je ne voyais pas trop comment on allait bien pouvoir trouver la bonne.

« On n’a qu’à la remonter, a-t-elle dit comme si elle lisait dans mes pensées. On aura peut-être une idée en passant au bon endroit. »

J’ai soupiré mais je l’ai suivie. Je n’étais pas une experte, mais d’après ce que j’avais vu à la télé, pour trouver un meurtrier, on interrogeait plutôt des gens. Des fois, on les tapait un peu pour les faire parler. Simple. Sûr. Pas d’intervention divine là-dedans.

Alys a ressorti ses deux mouchoirs ensanglantés. Elle les tenait religieusement, un dans chaque main, comme s’il s’agissait d’un plan.

« Tu sais, ai-je fait, sans vouloir te vexer, tu n’aides pas vraiment à sortir de l’image des personnes trans comme malades mentales.

— Je crois que c’est ici », a-t-elle dit en ignorant ma remarque perfide.

J’ai jeté un coup d’œil à la maison qu’elle désignait. Elle ressemblait à ses voisines : une petite baraque avec un jardin, délimités par un muret et un portail.

« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? » ai-je demandé, perplexe.

Elle m’a montré son premier mouchoir et a tendu la main vers une touffe d’herbes :

« Tu ne trouves pas que les motifs correspondent ? »

Je ne voyais rien de probant, mais Alys avait l’air tellement convaincue que je n’ai rien osé dire.

Elle a jeté un coup d’œil autour d’elle pour vérifier que personne ne l’observait, puis elle a commencé à escalader la grille. Elle est redescendue de l’autre côté et m’a ouvert la porte. Je n’étais toujours pas persuadée que c’était le bon endroit, mais comme elle avait l’air de savoir ce qu’elle faisait, je l’ai suivie à l’intérieur, en espérant qu’on n’allait pas se faire accueillir par un chien de garde ou un taré avec un fusil d’assaut.

Elle s’est dirigée vers la porte d’entrée, alors que j’étais occupée à regarder les alentours à la recherche d’une menace potentielle.

« Tu sais crocheter une serrure ? m’a-t-elle demandé.

— Seulement à coup de pompes, ai-je répondu.

— Très discret. »

J’ai jeté un coup d’œil, pour voir s’il n’y avait pas une fenêtre ouverte au premier étage, mais c’était peine perdue. À vrai dire, presque tous les volets étaient fermés. Soit c’était la demeure d’un vampire – ce qui, au point où on en était, ne m’aurait plus tellement surprise –, soit la baraque était inoccupée.

« Tu ne peux pas utiliser ta magie ? ai-je demandé.

— J’ai une clé à molette onirique », a dit Alys.

Elle a sorti une clé rose de son sac et commencé à donner des coups violents juste en dessous de la serrure, qui a cédé rapidement. Voilà de la « sorcellerie » que je comprenais mieux.

« Très onirique, ai-je commenté.

— N’est-ce pas ?

— Est-ce que je peux dire que j’ai des rangers oniriques aussi ?

— Si tu veux. »

On est entrées dans la maison et j’ai sorti un pistolet, ce qui a amusé Alys.

« Je crois qu’il n’y a personne.

— Ben, juste au cas où. C’est psychologique.

— C’est pour te la péter, ouais, a-t-elle répliqué. On commence par l’étage ? »

J’ai acquiescé d’un signe de tête et me suis engagée sur l’escalier en bois qui menait au premier. On a vite fait le tour : un couloir, deux chambres, une salle de bains et des toilettes.

Il n’y avait personne, et la baraque était vide : pas de meuble, pas de tapis, rien de rien.

Pas de lumière, non plus : le courant était coupé, et seuls quelques rayons de soleil passaient à travers les volets.

Même résultat pour le rez-de-chaussée : vide de chez vide. Juste les murs, la moquette, et un plan de travail dans la cuisine.

« Il y a des escaliers, ici », a dit Alys après avoir ouvert la porte de ce que je croyais être un placard. « Ça doit être la cave. »

Je me suis engagée derrière elle, et on s’est vite retrouvées dans l’obscurité totale. J’ai sorti mon briquet Zippo de ma poche pour qu’on voie un peu où on mettait les pieds.

On arrivait en bas des escaliers, et j’ai sursauté en voyant une lumière en face de nous, avant de réaliser qu’il ne s’agissait que de la lueur de mon briquet, reflétée sur un grand miroir mural.

J’ai laissé mes yeux s’acclimater au noir quelques instants avant de jeter un coup d’œil au reste de la pièce qui, sans grande surprise, était aussi vide que le reste de la maison.

« Bon, ben il n’y a toujours rien », ai-je dit.

J’ai réalisé qu’Alys n’était plus à côté de moi. Je l’ai entendue remonter les marches d’un pas précipité.

Inquiète, je l’ai suivie en essayant de ne pas me casser la figure dans le noir. Je l’ai trouvée assise par terre, au rez-de-chaussée. Elle se tenait la tête entre les mains et n’avait pas l’air franchement bien.

Je me suis assise à côté d’elle sans trop savoir quoi dire.

« Ça va ? » ai-je demandé, une question débile vu la tronche qu’elle tirait.

Elle a secoué la tête.

« C’est ici, a-t-elle dit. J’en suis sûre, maintenant.

— Je ne comprends pas, ai-je admis. Encore un truc de médium ?

— J’ai senti… des choses. Pas belles.

— Des fantômes ?

— Des souvenirs. »

J’ai hoché la tête, comme si je comprenais bien.

« Tu sais, a-t-elle dit en tremblant, j’ai toujours voulu arrêter tout ça. La sorcellerie, les visions. Seulement, je n’y arrive pas. Un jour, ça finira bien par me dévorer.

— Je ne laisserai pas faire », ai-je répliqué en posant un bras autour de son épaule pour la réconforter. « Il n’y a que moi qui ai le droit de te dévorer. »

Alys s’est mise à rire. Ce n’était pas tout à fait l’effet escompté, mais bon, j’imagine que ça voulait dire qu’elle se sentait un peu mieux.

•••

« J’ai trouvé ça dans une poubelle, à côté », ai-je dit en revenant dans la baraque, deux bouteilles de bière vides dans une main et des emballages de chips dans l’autre.

Alys était occupée à fumer une cigarette, toujours assise par terre.

J’ai cassé une bouteille au sol et laissé l’autre à côté des débris pendant que ma copine se relevait.

« Ben voilà, ai-je fait d’un air satisfait. Comme ça, ça ressemble plus à des vandales venus boire des coups qu’au travail d’enquêtrices du dimanche.

— On est les reines de la furtivité », a renchéri Alys en m’embrassant.

Il ne nous restait plus qu’à trouver un observatoire où se planquer en attendant que les – éventuels – tueurs se pointent.

« On pourrait s’installer à l’étage, ai-je suggéré.

— Brillante idée, a répliqué ma copine. Comme ça, ils pourront nous tomber dessus et nous descendre. Cigarette ? »

J’ai attrapé la clope qu’elle me tendait. Elle s’en est prise une aussi et je la lui ai allumée, histoire de jouer au macho galant et de la faire râler.

« J’aurais pensé que le meurtre, leur rituel, aurait lieu à la cave.

— Tu as raison, a-t-elle admis. Ce genre de magie nécessite des sacrifices dans des lieux… chargés. D’après ce que j’en ai vu, le sous-sol est particulièrement adapté.

— Des endroits hantés ? Avec un mauvais karma ? Comme ce qu’il y a en bas, c’est ça ? »

Alys n’avait pas voulu me dire ce qu’elle y avait vu, mais visiblement c’était assez craignos.

« Ouais, a-t-elle simplement dit. Seulement, je n’ai pas envie de risquer notre vie en supposant qu’ils ne feront pas le tour des lieux avant. On devrait se mettre à l’extérieur.

— Je ne vois pas pourquoi. Au pire, on aura l’effet de surprise et nos flingues. Et nous planquer en haut évite de nous faire repérer par des voisins. »

Alys a finalement haussé les épaules, avec l’air de dire que j’avais gagné mais que ça ne lui plaisait pas et qu’elle voulait me le signifier.

« C’est toi qui vois. Moi, je ne me sens pas capable de jouer à Rambo.

— Ça se passera bien.

— D’accord. Si tu le dis. »

•••

Installées dans une chambre à l’étage, on pouvait voir ce qui se passait dans la rue et l’entrée de la maison grâce aux interstices des volets.

« Donc, ai-je récapitulé, le plan : si on les voit débarquer, on appelle les flics et on reste planquées ?

— Voilà.

— Et on intervient en cas d’urgence.

— Ouais. »

Elle avait son air lugubre, et je me suis demandé ce qui n’allait pas.

« Tu as peur ? ai-je demandé.

— Un peu. Et je m’en veux de t’avoir entraînée là-dedans.

— On a déjà discuté de ça », ai-je protesté.

Elle a hoché la tête et elle est restée silencieuse un moment, pensive.

« J’ai joué avec la magie noire, a-t-elle finalement dit. J’ai invoqué Lucifer et j’ai vendu mon âme.

— Et tu es allée en Enfer avec un camion, ai-je ajouté en souriant.

— Ouais. Et je rêve de bains de sang, et je vois des choses que je ne voudrais pas voir. Je ne suis pas sûre de vouloir que tu finisses comme ça. »

Je suis restée silencieuse, sans savoir quoi lui dire. Ces histoires de sorcellerie et d’hallucinations, je n’y comprenais rien et je ne voyais pas comment l’aider.

Je me suis donc contentée de poser ma main contre la sienne et de m’appuyer sur son épaule.

« Ne t’en fais pas, ai-je finalement répondu. Je crois que je ne suis pas assez intello pour ce genre de trucs. »

Chapitre 11. Les gouines ont la peau dure

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Il était minuit moins dix, et je commençais à me dire que personne ne viendrait. Il fallait l’admettre : il n’y avait aucune raison. On ne trouvait pas les emplacements des futurs meurtres en lisant dans le thé. Ça ne marchait pas comme ça.

Et puis, histoire de me contredire, une voiture s’est arrêtée devant la maison. À travers les volets, j’ai vu des types qui en descendaient.

« J’appelle les flics », ai-je dit en décrochant mon téléphone.

Évidemment, appeler tout de suite présentait le risque de se planter et d’avoir la police sur le dos alors que les tueurs n’étaient pas là, mais c’était toujours mieux qu’appeler trop tard et laisser les tueurs en question égorger une nana pour accomplir un rituel débile.

Alys a continué à surveiller par la fenêtre pendant que j’essayais de joindre le 17. Malheureusement, je n’ai eu droit qu’à un flot de grésillements incompréhensibles avant que mon portable ne m’envoie chier avec le message « pas de réseau ».

« Ça n’a pas l’air de marcher, ai-je annoncé.

— Quoi ? Ça fonctionnait tout à l’heure.

— Ben, plus maintenant.

— Est-ce que ça pourrait être parce que… a commencé Alys. Non, ce n’est pas possible.

— Qu’est-ce qui n’est pas possible ? »

Elle s’est tournée vers moi avec un petit haussement d’épaules. J’ai compris qu’elle ne me le dirait pas.

« Rien. C’est probablement juste un relais qui déconne. On est à la campagne, après tout. »

Je n’avais pas envie de me battre pour lui soutirer des informations.

« En tout cas, on dirait qu’on va devoir se débrouiller seules », ai-je soupiré en rangeant le téléphone.

J’ai jeté un coup d’œil par la fente du volet. Il y avait quatre types dans le jardin, qui approchaient de la porte. Le premier était un encravaté d’une cinquantaine d’années aux cheveux gris, bien propre sur lui. D’après la description que m’avait faite Alys, ce devait être le meurtrier. Deux autres types se trouvaient derrière lui et semblaient jouer le rôle de porte-flingues. Le dernier, un colosse, tenait sur ses épaules une fille qui ne bougeait pas.

Alys m’a fait signe de me taire, comme si j’allais me mettre à discuter à voix haute du temps qu’il faisait.

On a tendu l’oreille alors qu’ils rentraient dans la maison. J’en ai profité pour vérifier que mon flingue était bien chargé. Je risquais d’en avoir besoin.

« Quelqu’un est venu », a fait une voix, en bas.

Ils avaient dû découvrir que la porte était fracturée et remarquer les traces qu’on avait laissées.

« Des intrus sont à prévoir. Vous deux, montez la garde dehors.

— Bien, monsieur.

— Quoique vous entendiez, restez dehors, d’accord ? Claude, viens avec moi. On descend. »

On a entendu des bruits de pas, et j’ai vu par la fenêtre les deux porte-flingues ressortir.

« Ils vont la tuer, a chuchoté Alys.

— Ils ne sont que deux à l’intérieur, ai-je répondu. Si on arrive à descendre à la cave sans se faire repérer par ceux qui sont dehors, c’est gérable.

— Ce n’est pas comme si on pouvait attendre la police, de toute façon. »

J’ai acquiescé d’un petit signe de tête et dégainé un de mes flingues.

« On y va », ai-je dit en me levant.

Je suis sortie discrètement de la pièce, Alys sur mes talons. Je m’étais attendue à me retrouver dans le noir, mais un grand abat-jour nous éclairait et me permettait d’observer le hall en contrebas. Il n’y avait personne, et la porte d’entrée avait été refermée.

« Ça ne va pas, a dit Alys.

— Quoi ?

— La lumière. Ce n’est pas réel. »

J’ai soupiré. À tous les coups, on allait repartir dans les explications auxquelles je ne pigeais rien.

Mais Alys n’a pas eu le temps de m’expliquer quoi que ce soit. J’ai entendu des aboiements derrière nous et aperçu un gros chien sortir de l’autre chambre de l’étage.

D’accord, il y a des gros chiens très affectueux, mais ça n’avait pas l’air d’être le style de celui-là. Du coup, j’ai pointé mon pistolet vers lui et tiré sans sommation.

Ça ne lui a pas fait grand-chose, à part peut-être l’énerver un peu. En tout cas, il m’a regardée d’un air mauvais avant de s’élancer vers moi.

J’ai vidé mon chargeur sur lui. Je suis certaine que la plupart des balles l’ont touché, mais elles ont à peine ralenti son avancée. Ça lui faisait bien des trous, mais il avait l’air de s’en moquer.

« Chier », ai-je dit lorsqu’il m’a sauté dessus, en protégeant mon visage avec mes mains.

J’ai alors entendu une énorme détonation, et le chien s’est effondré en arrière, la cervelle éparpillée sur le parquet.

À côté de moi, Alys tenait son .44 magnum d’un air concentré.

« Je croyais que ton flingue était bouché.

— Seulement dans le monde réel », a-t-elle répliqué.

J’ai jeté un coup d’œil au chien et j’ai grogné. Il ne venait sans doute pas non plus du monde réel, mais j’avais l’impression qu’il aurait quand même pu me faire méchamment mal.

J’ai entendu d’autres aboiements venant de la pièce, et Alys a soupiré.

« Descends. Je te rejoins. »

J’ai obéi, estimant qu’elle avait l’air de savoir ce qu’elle faisait, et j’ai dévalé les marches quatre à quatre.

C’est là que je me suis retrouvée nez à nez avec un démon.

Enfin, je pense que c’était un démon. En tout cas, un grand type baraqué, tout rouge, avec des cornes. À poil, en plus, pour ne rien arranger.

Autant le chien, on pouvait encore croire que c’était juste une grosse bête qui venait de notre bon vieux monde, autant là, c’était un peu too much. À moins qu’il n’y ait eu une soirée costumée, peut-être.

« Vous ne pouvez pas passer », a-t-il dit d’une voix caverneuse en contractant tous ses muscles, sans doute pour m’impressionner.

« Oh, mon Dieu, ai-je répliqué. Il y en a vraiment qui prennent trop de testostérone. »

Je lui ai envoyé un coup de genou dans les couilles, estimant que c’était le point faible habituel. Ça n’a malheureusement pas eu l’effet escompté.

L’enfoiré s’est contenté de sourire et de me balancer un coup de poing qui m’a projetée contre le mur.

J’ai grimacé de douleur, avant de transformer la grimace en sourire, histoire de ne pas perdre la face.

« Joli crochet, trou du cul, ai-je dit en plongeant la main dans ma veste pour y prendre mon poing américain. Mais est-ce que tu crois que tu pourras faire mieux que ça ? »

Alors que je brandissais mon poing d’un air menaçant, il y a eu une détonation et le démon s’est effondré, un gros trou dans la poitrine.

Manifestement, Alys en avait fini avec les toutous.

« Je m’en serais sortie seule, ai-je protesté.

— Je n’en doute pas, a-t-elle répondu en rechargeant son arme. Tu as été formidable.

— Ne te fous pas de moi, ai-je grogné en rangeant le poing américain dans ma poche.

— Je suis sincère. La plupart des gens péteraient les plombs s’ils étaient plongés dans ce genre de cauchemar. Mais toi non, même un authentique démon ne te fait pas peur. Tu veux juste jouer au plus macho contre lui.

— Et j’aurais gagné », ai-je répliqué en souriant.

Alys a répondu à mon sourire en me roulant un patin rapide, avant de s’engager dans un couloir. Couloir que je n’avais d’ailleurs pas remarqué lors de notre première exploration. À croire que le bâtiment avait changé depuis qu’il était infesté de chiens et de démons. Ça semblait plus grand, en tout cas.

« Je n’aime pas ça, a fait Alys en ouvrant une porte que je reconnaissais vaguement comme celle de la cave. Quand les cauchemars s’immiscent dans le monde réel, il n’en ressort jamais rien de bon.

— Je suppose que ça explique qu’on n’ait plus de réseau, en tout cas.

— Effectivement, a admis Alys.

— Et je parie que c’était ce à quoi tu pensais quand le téléphone s’est mis à déconner. L’hypothèse qui ne valait vraiment pas la peine d’être partagée avec Lev, non, elle adore se retrouver à l’improviste face à des chiens blindés. »

Alys a soupiré et m’a jeté un regard las.

« Tu crois vraiment que c’est le bon moment pour s’engueuler ? Oh, merde. »

Devant elle, les escaliers s’arrêtaient. À la place, il y avait un gros gouffre insondable. Ça allait être coton de descendre à la cave dans ces conditions.

« C’est quoi, ce trou ? ai-je demandé benoîtement. Tu crois qu’ils sont au fond ?

— Non. C’est à la cave qu’ils feront le rituel. On veut juste nous empêcher de passer. »

Alys a étudié le trou d’un air concentré, puis a reporté son regard sur le mur de gauche.

« Tu me fais confiance ? a-t-elle demandé.

— Euh… ouais ?

— Ferme les yeux, d’accord ? Et garde en tête que tout ceci n’est pas réel. »

J’ai obéi, un peu à contrecœur, alors qu’elle me prenait par la main et me guidait. Elle avait quand même des idées farfelues, des fois.

« Mets ton pied là, m’a-t-elle dit. Voilà. Deux pas. Euh… tu peux rouvrir les yeux. »

Je me suis exécutée, et je l’ai immédiatement regretté. J’ai cru que j’allais vomir.

L’ensemble de la pièce avait pivoté de quatre-vingt-dix degrés. Enfin, techniquement, elle n’avait pas bougé, mais c’était l’impression qu’on avait quand on se tenait debout sur le mur.

Après quelques secondes pour m’habituer, j’ai tourné la tête vers Alys d’un air interrogateur.

« Ben, a-t-elle fait en haussant les épaules, je n’avais pas déjà dit que la gravité était une construction sociale ? Allez, on y va. »

Elle s’est avancée au-dessus du gouffre – ou plutôt, à côté du gouffre – et je l’ai suivie. Il faut dire que je n’avais pas trop le choix, vu qu’elle me tenait toujours par la main.

« C’est de la folie, ai-je protesté.

— Je te l’ai dit, on n’est plus dans le monde réel. Vois ça comme une sorte de rêve, d’accord ?

— Je suis désolée, mais je ne fais pas de rêves comme ça. »

Alys a continué à me tenir par la main jusqu’à ce qu’on ait traversé le précipice en marchant sur le mur. J’ai prié très fort pour que la gravité ne revienne pas subitement dans son sens habituel. Alys semblait sûre d’elle, mais ça ne me rassurait qu’à moitié.

On a fini par déboucher dans la cave, toujours en marchant sur le mur. Une lampe au plafond éclairait la pièce. Elle non plus n’était pas là tout à l’heure.

Par contre, il y avait toujours le grand miroir. Le type propret aux cheveux gris était agenouillé là, le colosse en costard debout à ses côtés et la fille allongée devant lui.

Mon estomac s’est serré quand j’ai vu que le sorcier avait dans la main une dague pleine de sang. Visiblement, on arrivait trop tard.

Alys m’a lâché la main pour descendre du mur, retrouvant ainsi la gravité normale. Je ne sais pas comment elle a fait, parce que moi je voyais toujours la scène avec une rotation de quatre-vingt-dix degrés qui me donnait envie de rendre le sandwich que j’avais avalé en guise de dîner.

Alys a sorti son gros flingue et l’a pointé vers l’assassin.

« Pose ton couteau tout de suite ! » a-t-elle hurlé.

Le type aux cheveux gris s’est retourné en ricanant. Il a tendu la main vers elle et, malgré la distance, ma copine s’est retrouvée projetée contre le mur, lâchant son revolver au passage. Elle avait l’air bien sonnée.

« Tu parles d’une sorcière, a raillé le tueur. Tu n’as aucune foi. Je m’attendais à un adversaire un peu plus coriace. »

Le gorille du tueur a sorti une arme à son tour en s’approchant de ma copine.

J’ai alors réalisé que, malgré mon orientation gravitationnelle déviante, le flingue d’Alys était à ma portée, et je me suis précipitée dessus.

Dès que je l’ai eu entre les mains, j’ai visé le nervi et lui ai logé une balle dans la tête, ce qui lui a fait exploser la cervelle. Sur ma lancée, j’ai ensuite pointé l’arme sur l’autre type et vidé le reste du barillet dans un vacarme assourdissant.

Tirer avec un flingue pareil avait un côté assez jouissif, mais ça aurait été plus sympa encore si ma cible n’avait plus été qu’un tas de chair et de sang répandu sur les murs.

Au lieu de ça, le sorcier se tenait une main levée, cinq projectiles flottant devant lui.

J’aurais dû sentir venir le truc ; c’était tellement éculé. Mais je suis restée là comme une conne à le regarder, sans m’attendre à la suite de son mouvement.

Le trouduc a fait un nouveau geste avec sa main et les balles sont reparties vers moi. Je n’ai pas eu le temps de réagir ; j’ai senti mes muscles se dérober sous moi et je me suis effondrée au sol.

Étrangement, alors qu’un océan de douleur se répandait dans ma jambe et ma poitrine et que j’étais incapable de bouger, tout ce à quoi j’étais capable de penser, c’était que les balles que je m’étais prises m’avaient bizarrement remise dans le sens de la gravité usuelle.

Au bout de quelques secondes, j’ai vu la tête d’Alys qui se penchait vers moi.

« Ouch », a-t-elle simplement dit.

J’ai essayé de répondre quelque chose, mais tout ce que j’ai réussi à faire, c’est cracher du sang.

Elle s’est baissée vers moi. J’ai cru un moment que c’était pour un baiser d’adieu, avant que je ne meure, mais elle s’est contentée de reprendre son revolver.

« Je reviens tout de suite », a-t-elle dit en s’élançant à la poursuite du sorcier, disparaissant de mon champ de vision, qui s’obscurcissait de seconde en seconde.

•••

Je me suis réveillée parce qu’Alys essayait de me relever. Je n’avais aucune idée du temps qui s’était écoulé, mais la douleur était presque partie. J’étais juste fatiguée.

Fatiguée, mais pas complètement débile non plus. J’ai vite réalisé que ma copine ne m’aidait pas gentiment à me remettre debout : elle m’avait attrapée par la gorge et m’étranglait maintenant en me plaquant contre le mur.

« Urgl », ai-je protesté.

Alys avait un regard démoniaque et paraissait prendre son pied. Ça ne lui ressemblait pas et je ne comprenais pas, mais je n’allais pas discuter : je lui ai envoyé un crochet du droit dans le visage et elle s’est écroulée par terre.

« Bon dieu ! ai-je juré. Mais qu’est-ce qui te prend ?

— Ce n’est pas moi ! » a protesté une autre Alys, à ma grande consternation, avant d’envoyer un beau coup de pied dans le ventre de son double.

« C’est quoi, ce bordel ?

— Occupe-toi de toi, tu veux ? Je trouve ça malsain d’avoir à te cogner dessus. »

Je suis restée immobile une seconde à essayer de comprendre ce qu’elle voulait bien dire, puis je me suis aperçue que j’avais droit moi aussi à un copié/collé.

Et malheureusement, alors que le bon sens pornographique aurait voulu qu’on baise ensemble, mon autre moi semblait déterminée à me cogner dessus.

Je l’ai jaugée du regard et j’ai réalisé qu’il y avait tout de même quelques différences. L’autre Lev était un peu plus grande, un peu musclée, et surtout vachement moins grasse que moi.

« Je suis comme toi, mais en mieux », a-t-elle dit en arborant un sourire méchant légèrement plus méchant que mon sourire méchant à moi.

Je me suis lancée pour lui envoyer un coup de poing dans la figure, mais elle l’a bloqué avec une facilité déprimante et m’a envoyé un coup de genou dans l’estomac qui m’a fait me tordre de douleur.

« Tu es lente », a-t-elle dit.

Plutôt que de lui répondre, je lui ai envoyé un coup de poing dans le bide qui s’est fracassé contre des abdominaux bien plus marqués que les miens.

Par contre, son coup de poing à elle que je me suis pris dans la mâchoire, je l’ai bien senti, et je me suis retrouvée par terre à voir trente-six chandelles.

L’autre Lev s’est alors mise en tête de terminer le boulot en se mettant à genoux sur moi pour m’étrangler. Ça avait l’air d’être une manie des doubles.

« Je prendrai ta place, a-t-elle dit. Je ferai une Lev bien meilleure que toi. »

J’ai glissé une main contre mon blouson. Si je ne l’avais pas perdu dans une de mes chutes multiples, je devais encore avoir un pistolet chargé.

J’ai souri en sentant le contact froid du métal contre ma paume et j’ai remonté ma main jusqu’à positionner l’arme en dessous de sa tête.

« T’es juste plus normée que moi, connasse », ai-je répliqué.

Puis j’ai tiré plusieurs balles.

Mon autre moi s’est effondré, m’aspergeant de sang au passage. Je me suis mise à genoux et, alors que je reprenais ma respiration, j’ai fini de vider le chargeur. Vu la résistance de tout ce qu’on avait croisé dans ce cauchemar, je préférais être sûre.

J’ai ensuite tourné la tête pour voir comment s’en sortait Alys, et j’ai vu que l’une d’entre elles gisait par terre, égorgée, tandis que l’autre s’approchait de moi. J’espérais que c’était la bonne.

« C’est bien toi ? ai-je demandé.

— Si par là tu entends « la version de moi avec les petits seins », oui, c’est moi.

— Est-ce que ça va ?

— Je me suis cassé un ongle. Et toi ? »

Curieusement, j’allais bien. J’ai baissé les yeux et réalisé que je n’avais aucune blessure apparente, ni sur mon ventre, ni sur ma jambe.

« C’est quoi ce bordel ? ai-je demandé. Pourquoi une autre moi veut me descendre ? Et pourquoi je vais bien alors qu’on m’a tiré dessus ? »

Alys a haussé les épaules.

« Je ne sais pas. Soit c’est parce que tu as la lucidité de ne pas croire qu’une arme puisse vraiment tirer des balles alors qu’elle a, dans la réalité, un canon bouché ; soit c’est parce que ton sang de loup-garou te permet de guérir plus efficacement. Ça te va ? »

Quitte à choisir, la deuxième option me plaisait bien. Ça voulait dire que j’étais vaguement immortelle, au moins dans les rêves, et c’était plutôt classe. Et plus crédible que ma très hypothétique présence d’esprit.

« Et pour mon autre moi ?

— L’autre con s’est enfui en invoquant ça. Ça s’appelle des doppelgängers, dans le jargon.

— Parce que vous avez un jargon pour tout ça ?

— Les choses qu’on croise dans les cauchemars viennent souvent de mythes assez classiques. On tourne vite en rond. Le fantasme du double maléfique, c’est assez récurrent. »

•••

J’ai allumé une cigarette pour me remettre un peu de toutes ces émotions. C’était quand même bizarre d’avoir à se tuer soi-même. Pendant ce temps, Alys s’était agenouillée auprès du cadavre de la jeune femme.

Rien à dire, on avait bien réussi notre coup. La nana qu’on voulait sauver était morte et Alys devenait un peu plus encore la coupable idéale, tandis que le vrai tueur s’était tiré sans qu’on ait pu faire quoi que ce soit.

La seule maigre consolation qu’on pouvait tirer de ce fiasco, c’était d’être toujours en vie.

J’ai fini par rejoindre Alys et poser une main sur son épaule. Elle avait l’air secouée par la mort de cette fille. J’imagine qu’elle se sentait responsable.

Et puis elle a repris le couteau qu’elle avait utilisé pour se débarrasser de son double et s’est entaillé un poignet avec.

« Merde, qu’est-ce que tu fous ? » ai-je protesté alors qu’elle traçait un cercle avec le sang.

Je ne sais pas trop ce qui me faisait le plus peur, la facilité avec laquelle elle se mutilait pour faire des trucs chelous auxquels je ne comprenais rien, ou le fait qu’en aspergeant le sol de son sang elle allait définitivement ruiner ses chances de s’innocenter de tous ces meurtres.

Alys a commencé à marmonner des trucs.

« Je t’ordonne de revenir ! » a-t-elle finalement hurlé en pleurant, sans qu’il ne se passe rien.

« C’est trop tard, ai-je fait. Elle est morte. Tu ne peux rien y faire.

— Pourquoi ? a-t-elle crié alors que les larmes coulaient le long de ses joues. Pourquoi est-ce que j’ai le droit de voir toutes ces choses horribles mais pas de sauver une pauvre fille ? Pourquoi ? »

Je l’ai serrée dans mes bras. Elle sanglotait silencieusement contre mon épaule.

« Je suis désolée, a fait une voix douce qui venait d’à côté de nous. En te demandant de m’aider, je ne pensais pas que ça finirait comme ça. »

Je me suis tournée et j’ai aperçu Lilith, visiblement beaucoup moins guillerette que d’habitude.

« Le sorcier qui a fait ça est fort, a soupiré Alys. Beaucoup plus fort que moi. »

La gothique a haussé les épaules. Elle ne semblait pas convaincue.

« Ce connard a l’air doué pour jouer avec les cauchemars, il faut lui reconnaître ça, mais je suis sûre que tu peux l’arrêter.

— Je ne sais pas, a répondu Alys en s’écartant un peu de moi. Je ne sais vraiment pas.

— Tu es forte, a repris Lilith en s’approchant de son amie.

— Pas assez pour la ramener.

— Oh, je comprends maintenant pourquoi tu as préféré arrêter la magie noire, a raillé Lilith. T’aurais pas une toute petite tendance à te prendre pour un dieu ? Tu ne peux pas faire revenir les morts, chérie. Il serait temps de l’admettre. »

Alys a secoué la tête et essuyé ses larmes d’un revers de manche.

« Je suppose que tu as raison. Je crois que je suis en train de mal tourner. Tu as vu mes rêves, n’est-ce pas ? Je ne sais pas ce que ce mec essaie d’invoquer, mais c’est venu me voir. Me faire prendre des bains de sang. »

Nouveau haussement des épaules de Lilith.

« Est-ce que tu as peur ? a-t-elle demandé.

— Pourquoi est-ce que ce… ce cauchemar s’intéresse à moi ? a répliqué Alys, qui esquivait la question.

— Je crois que tu fais une meilleure histoire. La femme prête à tuer des vierges pour avoir la beauté éternelle. La transsexuelle prête à tuer des femmes pour en devenir une. Tu es tout ça à la fois. Le sorcier, lui, ne veut sans doute que le pouvoir. C’est beaucoup moins fun.

— Je ne trouve pas ces meurtres très funs, a fait Alys sur un ton glacial.

— C’est bon signe. Ça veut dire qu’il y a encore quelques différences entre un dieu et toi. »

Six jours
avant que je descende Alys

Lilith est partie et le monde est revenu à la normale. La lumière au plafond s’est éteinte progressivement jusqu’à ce qu’on se retrouve dans le noir, deux cadavres à nos pieds.

J’ai allumé un briquet et on s’est dirigées sans un mot vers les escaliers, qui étaient à nouveau là. Alys m’a pris la main et s’est collée contre moi.

« Ça va ? ai-je demandé.

— Ouais, a-t-elle fait en essuyant les larmes qui avaient coulé sur ses joues. Il faut qu’on file. »

Histoire de lui donner raison, une sirène de police s’est fait entendre.

« D’ailleurs, il vaudrait mieux qu’on passe par derrière.

— Ma moto est devant ! ai-je protesté.

— Je t’en volerai une autre », a répliqué Alys en me tirant vers la cuisine.

Merde, je n’avais aucune envie de laisser tomber ma moto. Je me disais bien que c’était déplacé de m’apitoyer sur mon sort alors qu’une fille avait été tuée sous mes yeux quelques minutes plus tôt, mais tout de même.

On est passées par une fenêtre de derrière pour sortir de la maison, et on a escaladé un mur pour passer chez les voisins. J’ai entendu une voiture de police se garer de l’autre côté de la baraque, mais ils ne semblaient pas nous avoir remarquées.

C’était un patelin, et il ne devait pas y avoir une équipe d’intervention très imposante, mais je préférais quand même mettre le plus rapidement possible de la distance entre eux et nous.

Alys m’a montré une voiture, une vieille berline. Elle a dévissé l’antenne pour la passer entre la vitre et le caoutchouc afin de déverrouiller la portière.

Ça lui a pris quelques secondes, puis elle est montée côté conducteur. Je me suis assise à côté d’elle alors qu’elle s’affairait pour la faire démarrer.

« Tu as une idée de ce qu’on va faire, maintenant ?

— Fuir, a répondu Alys.

— En dehors de ça ? Tu penses qu’on peut encore les arrêter ? Il leur faut encore un meurtre pour terminer leur rituel sordide, si je ne me trompe pas.

— Ouais. Sauf que je doute pouvoir arrêter ce type. Tu as vu ce qu’il est capable de faire ? »

La voiture a démarré. Alys a souri d’un air satisfait et commencé à la faire avancer, tous feux éteints.

« En tout cas, on ne peut pas laisser ces connards continuer, hein ?

— Bien sûr que non. Par contre, il va falloir la jouer plus subtile. Avoir un plan. »

On commençait à s’écarter un peu de la maison, et Alys s’est enfin décidée à allumer les phares pour pouvoir rouler un peu plus vite.

« Sinon, tu peux m’expliquer ce qu’on a vécu, là ? C’était une sorte d’univers parallèle ?

— Vois plutôt ça comme un cauchemar. Une sorte d’hystérie collective.

— Ça avait l’air réel.

— Mais ça ne l’est pas. Il n’y avait pas vraiment de chiens ni de démons. Juste un taré qui a égorgé une nana et qui nous a baisées en jouant avec les rêves.

— Et le type que j’ai buté ? Est-ce qu’il est vraiment mort ? »

Alys a hésité avant de répondre. Peut-être parce que la réponse mettait un peu à mal ce qu’elle voulait croire : sa théorie disant que rien de tout ça n’était réel.

« Je pense que lui ne s’est pas réveillé. »

C’était bien ce que je pensais. Ce qui me faisait un nouveau meurtre sur la conscience, même si, vu les circonstances, ça ne m’empêcherait pas de dormir.

J’ai allumé une cigarette et inspiré une bouffée. Peut-être que ça m’aiderait à réfléchir.

« En tout cas, ai-je dit, si on doit remettre ça, je veux aussi un flingue qui fait des gros trous. »

Chapitre 12. L’étoile du matin

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On a roulé jusqu’au lever du soleil et, arrivées à Lyon, on a pris une chambre d’hôtel. À sept heures du matin, c’était un peu dur de négocier, mais Alys a su se montrer très persuasive.

Après avoir dormi un peu, on a regardé la télé, histoire de voir si on parlait de nous.

Et c’était bien le cas. Évidemment, on nous accusait des deux meurtres de la veille : la femme que le sorcier avait tuée et son bras droit, retrouvé mort sans cause apparente. Alys avait raison : il ne s’était pas réveillé du cauchemar.

Ils interviewaient aussi le type à qui on avait emprunté la camionnette. On était les nouvelles stars, les ennemies publiques numéro unes du moment. On parlait beaucoup de moi, maintenant, alors que les médias s’étaient jusque-là surtout concentrés sur Alys.

Une journaliste rappelait que j’étais accusée du meurtre d’un policier aux États-Unis et m’appelait « Lætitia » au lieu de Lev. L’enfoirée. J’ai voulu éteindre, mais Alys semblait déterminée à regarder.

« Tu as tué un flic ?

— Ouais. Longue histoire. C’était il y a un bail.

— Je croyais que tu n’avais plus de terribles secrets à révéler ? a-t-elle demandé, un sourire aux lèvres.

— C’est pas un secret, ai-je répliqué. C’est à la putain de télé.

— En tout cas, ta photo n’est pas très récente, a-t-elle remarqué. Il faudrait que tu mettes une casquette, un truc comme ça. On ne te reconnaîtra pas.

— Génial. »

On avait quand même de la chance. La plupart des médias se focalisaient sur ce que disaient nos papiers et dépeignaient Alys comme un travesti, et moi comme une fille, ce qui ne correspondait que rarement à la façon dont les gens nous percevaient toutes les deux dans la rue.

C’était le bon côté d’une télé si réactionnaire dès qu’elle parlait de tout ce qui sortait de la norme.

« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? ai-je demandé.

— Ça ne me fait pas vraiment plaisir, mais j’ai des… connaissances, disons, à aller voir sur Paris. Elles pourraient nous aider. À moins que tu n’aies d’autres choses à faire ici ? »

J’ai haussé les épaules. Je n’étais pas trop sûre de mon coup, mais j’avais tout de même quelque chose à suggérer.

« Peut-être voir le flic qui m’avait interrogée. Il venait de Lyon, on pourrait en profiter.

— C’est pas un peu risqué ?

— Pas si on va le voir chez lui et qu’on est armées. »

•••

Marc Vairier habitait au nord de Lyon, à quarante-cinq minutes de notre hôtel en transports en commun.

On était toutes les deux en une du journal gratuit du soir que tout le monde lisait mais, bizarrement, personne ne faisait attention à nous. Il faut dire qu’avec le treillis qu’elle portait depuis trois jours et sa nouvelle couleur de cheveux, Alys restait toujours aussi sexy mais n’avait plus la même tête. Quant à moi, j’avais une veste classe, des fausses lunettes de vue et des cheveux coupés en guise de fausse barbe.

Bref, on ressemblait juste à un couple hétéro standard. C’était un peu dérangeant.

Marc Vairier vivait dans une petite maison individuelle, avec un jardin propret. Une voiture était garée dans la cour, la sienne probablement.

« Tu crois qu’il est seul ? m’a demandé Alys.

— Comment je le saurais ? Il m’a interrogée, on n’a pas discuté de sa vie de couple.

— Hum. Je vais faire un tour discrètement, d’accord ? »

•••

Alys est revenue dix minutes plus tard ; juste le temps que je me grille une clope au coin de la rue.

« Il est presque seul, a-t-elle dit.

— Presque ? Ça veut dire qu’on va presque finir en taule si on débarque en le braquant ?

— Il y a un bébé qui dort dans une chambre. Je doute qu’il soit en âge d’appeler la police.

— D’accord. Bon, on y va. »

Je me suis dirigée vers la maison, et ma comparse m’a emboîté le pas.

« Tu as un plan ? a-t-elle demandé.

— On sonne et on sort les flingues avant qu’il ne réagisse.

— Subtil.

— Et efficace. »

J’ai fait semblant de ne pas voir que ma copine levait les yeux au ciel et, après avoir vérifié qu’il n’y avait pas de judas, j’ai appuyé sur le bouton de la sonnette. Bien sûr, il pouvait se méfier quand même, mais quel policier chargé d’une enquête pourrait croire que les personnes qu’il recherche sont assez connes pour se pointer chez lui ?

Vairier a ouvert la porte en survêtement et pantoufles. Grande classe.

« Bonsoir, a-t-il simplement dit en nous apercevant, avant de froncer les sourcils en voyant mon flingue.

— C’est le livreur de pizzas, ai-je dit. Lève les mains et recule un peu, d’accord ?

— Lev Saffi, a-t-il soupiré en me reconnaissant enfin. Votre déguisement est… impressionnant. On dirait que vous êtes vraiment aussi cinglée qu’on le dit.

— Plus, en fait. Allez, fais-nous entrer. »

Une fois à l’intérieur, je lui ai fait signe de s’asseoir sur son canapé tandis qu’Alys refermait la porte. Il s’était sorti une bouteille de bière et regardait un film d’action à la télé.

« Je suppose que vous êtes Alys, a-t-il dit en la dévisageant.

— Oui, a-t-elle répondu avant de se caler dans un fauteuil en face de lui. Et vous êtes le commissaire chargé de l’enquête, c’est ça ?

— J’étais, a dit Vairier. Avant de passer à la discussion sérieuse, qui s’annonce, je dois dire, extrêmement passionnante, vous ne voulez pas quelque chose à boire ?

— Si, ai-je dit en tendant mon pistolet à Alys. Surveille-le pendant que je ramène des bières.

— La cuisine est à votre droite », m’a indiqué le commissaire.

Soit il était serviable, soit il espérait tenter un coup foireux. J’espérais vraiment que c’était la première hypothèse. Quoiqu’il en soit, je préférais prendre des précautions.

« Je voudrais aussi savoir où vous rangez votre arme de service.

— Dans le tiroir de la commode. La clé est dans la poche gauche de mon blouson.

— Il y a d’autres personnes, ici ? Ou qui risquent de débarquer pendant qu’on parle ?

— Une fille de six mois, à l’étage. Ma femme et mon fils sont en vacances.

— Où ? » ai-je demandé.

Ce n’était pas que ça m’intéressait, mais je me disais que s’il mentait, il aurait un moment d’hésitation.

« Dans le sud. À Saint-Raphaël. »

J’ai hoché la tête et je suis allée récupérer les bières, puis le flingue du commissaire. J’ai pris aussi la boîte de munitions qui se trouvait à côté, et je me suis assise avec l’ensemble à côté d’Alys.

« Alors, ai-je dit tout en chargeant l’arme, vous n’êtes plus sur l’enquête ?

— Non. L’affaire a été transférée à Paris.

— Rien de suspect là-dedans ?

— Rien d’inhabituel, a-t-il répliqué en haussant les épaules. Ça prouve peut-être une volonté de tout centrer sur Paris, mais certainement pas un complot qui viserait à faire de votre amie le bouc émissaire de tout le pays, si c’est ce que vous insinuez.

— Ouais. »

Je suis restée silencieuse quelques secondes, essayant de clarifier mes pensées. J’espérais que notre entrevue pourrait nous aider, mais pour l’instant j’avais du mal à voir en quoi.

« Est-ce que vous avez eu écho de nouveaux éléments concernant votre enquête ?

— Pas vraiment », a-t-il dit, hésitant manifestement à nous dévoiler quelque chose.

J’ai pointé ma nouvelle arme sur lui d’un air mauvais, histoire de le motiver.

« On a une preuve vous impliquant, a-t-il dit en se tournant vers Alys. Et même si j’ai beaucoup de mal à comprendre ce que vous faites ici si vous êtes coupable de tous ces meurtres, c’est dur d’imaginer que tout a été falsifié.

— Vraiment ? a-t-elle demandé. Ce n’est pourtant pas dur de récupérer un échantillon d’ADN et de le déposer ailleurs, si ?

— Là, on parle d’empreintes digitales. Retrouvées sur une poignée de porte, lors de l’avant-dernier meurtre. Des empreintes clairement identifiées comme étant celles de Stéphane Durand, ce qui est votre vrai nom, n’est-ce pas ? »

Alys a souri d’un air carnassier.

« Non », a-t-elle simplement dit.

Le policier a haussé les épaules, d’un air peu convaincu.

« Appelez ça comme vous voulez, votre nom d’état-civil ou je ne sais quoi. Le fait est que ce sont vos empreintes. »

Le sourire d’Alys s’est agrandi.

« Ce n’est pas mon nom d’état-civil et ce ne sont pas mes empreintes, a-t-elle répliqué. C’était juste une identité pratique.

— Comment ça ? a demandé Vairier en fronçant les sourcils.

— Stéphane Durand est, si je ne me trompe pas, mort et enterré depuis environ… »

Elle a regardé en l’air, semblant calculer.

« … cinq ans, je dirais, a-t-elle repris. Alors, soit on a un zombie tueur en série, soit ces empreintes ont été falsifiées. En tout cas, ce ne sont pas les miennes. »

Vairier a soupiré, l’air grave.

« Écoutez, a-t-il dit, cela veut dire que si vous vous rendez, vous avez une preuve solide qui réfute votre culpabilité dans ces meurtres.

— Sans doute, a admis Alys.

— Vous ne pouvez pas espérer faire justice vous-même. »

J’ai grogné. Je comprenais son raisonnement, mais il oubliait un détail : les types qui avaient organisé ces meurtres et qui, accessoirement, s’étaient employés à foutre Alys dans la merde, étaient sans doute des flics.

« Je comprends que vous ne fassiez pas confiance à la police, a repris Vairier, mais je peux vous aider. Seulement, vous devez poser ces armes et accepter de vous en remettre à la justice.

— Et si on refuse ? ai-je demandé.

— Alors, j’ai bien peur que vous ne finissiez toutes les deux mortes ou en prison. Bon sang, réfléchissez, soyez raisonnables !

— S’il y a un truc pour lequel on n’est pas les plus douées, ai-je répondu en souriant, je crois que c’est la capacité à être raisonnables. »

Cinq jours
avant que je descende Alys

Le lendemain, on s’est dirigées vers Paris. Cette fois-ci, on a opté pour le train, estimant que nos camouflages – au sens figuré dans mon cas et au sens propre pour le pantalon de ma copine – et l’heure matinale nous éviteraient de nous faire repérer par les flics.

On est effectivement arrivées à destination sans encombre, et Alys m’a fait prendre un RER.

« On va où, exactement ? ai-je demandé.

— Chez des personnes qui pourront peut-être nous aider. Au moins nous loger pendant quelques jours.

— C’est qui, ces gens ? »

Elle n’a pas répondu tout de suite, et je me suis demandé si elle avait vraiment envie de les voir.

« Des sorcières, a-t-elle finalement expliqué. Un peu bizarres. Elles nous aideront, j’en suis sûre.

— De vraies sorcières ? » ai-je demandé.

Ça ne me plaisait pas tant que ça. Je me serais bien passée de nouveaux évènements surnaturels.

« Le principe même de la sorcellerie repose quand même pas mal sur des trucs et des illusions, a répliqué Alys. Une vraie sorcière, c’est un oxymore.

— Ce que je veux savoir, c’est : est-ce que je dois m’attendre à des trucs bizarres ?

— Oh, oui, a-t-elle admis. Mais sans doute pas au sens où tu l’entends. »

•••

On s’est arrêtées devant une petite maisonnette qu’un mur bouffé par le lierre et une grille rouillée séparaient de la rue.

« C’est ici, a dit Alys. Je te fais la courte échelle ?

— On ne devrait pas plutôt sonner ?

— Elles sont grincheuses quand on les réveille tôt. Surtout Ernestine. »

Tandis que moi, je n’étais absolument pas grincheuse quand on m’obligeait à faire de l’escalade au lever du soleil, évidemment.

Je me suis exécutée néanmoins, avant d’aider ma copine à grimper à son tour, et on s’est laissé tomber dans le jardin.

C’était plutôt mignon, comme coin, avec une petite table en métal sur laquelle deux chats noirs s’étalaient paresseusement.

« Écoute, a murmuré Alys. Avant qu’on entre, il y a peut-être quelque chose dont je devrais te parler…

— Oui ? »

Elle n’a rien dit, hésitant à continuer. Puis elle a haussé les épaules.

« Oh, et puis tu verras bien toute seule. »

J’ai grogné. Toujours des petits secrets en perspective. À quoi je devais m’attendre, encore ? On n’aurait pas pu aller à l’hôtel, plutôt ?

Alys a poussé la porte, qui s’est ouverte avec un grincement lugubre, et on est entrées toutes les deux. On était directement dans le salon, qui donnait sur ce qui, vu d’ici, semblait être la cuisine. Une autre porte était fermée, tandis que des escaliers en bois menaient au premier étage. Le tout m’a paru affreusement poussiéreux, mais vu l’état de mon appartement, j’étais mal placée pour critiquer.

Dans un fauteuil, une femme plutôt ronde aux cheveux blonds nous tournait le dos. Elle lisait son journal en buvant ce qui devait être un café.

« Bonjour, Alys, a-t-elle dit sans se retourner. Et vous devez être Lev, je suppose. »

Alys m’a regardée d’un air blasé.

« Tu veux m’empêcher de faire les présentations ? a-t-elle ironisé. Lev, voici Louise.

— Enchantée », ai-je fait à mon tour.

La sorcière s’est levée et s’est approchée de nous. Elle avait l’air plutôt joviale.

« Vous avez meilleure allure que sur les photos des journaux », a-t-elle dit en s’adressant à moi.

Elle m’a dévisagée longuement, et ça m’a mise un peu mal à l’aise. Je ne voyais pas ce que j’étais censée faire. Puis elle s’est tournée vers Alys et lui a fait un grand sourire.

« Je ne t’ai jamais vue avec les cheveux aussi longs. Par contre, le noir, ça ne te va pas.

— C’était pour échapper à la police. Avec toutes les photos qu’il y avait de moi…

— Oui, a fait Louise d’un ton toujours aussi joyeux. D’ailleurs, après votre cavale, j’imagine que vous devez être affamées. Installez-vous. Alys, va donc chercher à ton amie de quoi prendre un petit-déjeuner, veux-tu ? »

•••

On a mangé quelques tartines pendant que la vieille sorcière harcelait Alys de questions sur sa vie personnelle. Les deux avaient l’air de se connaître plutôt bien, mais c’est seulement à la fin du petit-déjeuner que j’ai compris la nature de leur relation.

« Ton amie a l’air mieux que les précédentes, remarquait alors Louise en parlant de moi. Surtout cette Françoise. Une mauvaise fréquentation, je l’ai toujours dit.

— Maman ! » a protesté Alys en levant les yeux au ciel.

Je l’ai regardée avec effarement. C’était ça, ce qu’elle devait me dire ?

« Maman ? ai-je répété, légèrement incrédule.

— Oh, a fait Louise. Elle ne vous l’avait pas dit ?

— Pourquoi est-ce qu’elle l’aurait dit ? a fait une voix derrière nous. On ne doit pas être les parents dont elle aurait voulu. »

Je me suis retournée et j’ai aperçu une vieille femme maigre, aux longs cheveux blancs et aux yeux bleus perçants.

« Lev, a soupiré Alys, je te présente Ernestine.

— Son autre maman, a ajouté l’Ernestine en question.

— Oh, je… », a commencé ma copine, mais elle n’a pas pu terminer sa phrase.

« J’imagine que, comme toujours, tu es venue pour réclamer de l’aide parce que, comme toujours, tu es dans la merde jusqu’au cou ?

— Ce n’était pas arrivé depuis longtemps, a protesté Alys. J’avais presque perdu l’habitude.

— Je n’ai aucune envie d’aider quelqu’un qui a fait son éducation en jouant à Doom et qui croit qu’il suffit de passer de l’autre côté pour tuer les démons à coup de tronçonneuse après avoir vendu son âme. »

Pendant quelques secondes, tout le monde s’est tu, alors qu’Ernestine dévisageait encore Alys avec un regard foudroyant.

« Si quelqu’un me cherche, a-t-elle dit sur un ton plus doux, je serai dans la bibliothèque. »

Puis elle est sortie de la pièce et la tension est retombée d’un cran.

« Je crois qu’elle m’en veut encore, a simplement constaté Alys au bout d’un moment.

— Tu devrais lui parler, tu sais », a dit Louise.

Alys l’a regardée d’un air dubitatif.

« Enfin, quand elle se sera calmée un peu, a concédé cette dernière.

— Mouais. En attendant, je vais prendre une douche. »

Elle a grimpé les escaliers qui menaient à l’étage, l’air quelque peu irritée par cette confrontation avec une de ses mères.

Je me suis donc retrouvée seule avec Louise, sans trop savoir quoi dire. Du coup, je me suis fait une nouvelle tartine de confiture.

« Ce ne sont peut-être pas mes affaires, ai-je fini par demander d’un ton prudent, mais qu’est-ce qu’il s’est passé entre elles ?

— C’est un peu compliqué à expliquer, a dit Louise. Je suppose que le problème, c’est qu’Ernestine prend la sorcellerie très au sérieux et que ce n’est pas le cas d’Alys.

— Comment ça ? ai-je demandé.

— Elle n’y croit pas vraiment. Un jour elle la rejette et veut l’oublier, et lorsqu’elle l’utilise, elle se moque complètement de ce qui est interdit. Pour elle, ce n’est pas réel, alors ça ne compte pas vraiment. Pour Ernestine, elle pratique la magie noire et a vendu son âme au diable. »

J’ai hoché la tête, histoire de montrer que je suivais vaguement.

« C’est un peu comme si la fille d’une chanteuse d’opéra classique montait un groupe de métal ? ai-je suggéré.

— Si on veut, a fait Louise, manifestement peu convaincue par l’analogie. Évidemment, a-t-elle ajouté avec un sourire coquin, ce qui est drôle, c’est qu’elles ont beaucoup de choses en commun, même si aucune n’accepterait de l’admettre. »

J’ai hésité à poursuivre l’analogie en parlant de groupes d’opéra métal, mais j’ai finalement jugé qu’il était peut-être plus pertinent de me taire.

•••

J’ai rejoint Alys dans sa chambre quand elle est sortie de la douche. La décoration était assez spéciale : Che Guevara partageait les murs avec des chanteurs punks et Hello Kitty. Des peluches traînaient sur le lit, tandis qu’un vieil ordinateur était posé sur le bureau, à côté d’une batte de base-ball. Rose.

On aurait dit la chambre de quelqu’un qui aurait hésité entre skinhead et girly, et qui aurait choisi les deux.

« Ça doit faire dix ans que je n’ai pas touché à la déco, a-t-elle expliqué comme pour s’excuser.

— J’imagine », ai-je dit en m’asseyant sur le lit, à côté d’un chaton en peluche, tandis qu’elle se coiffait. « Tu ne m’avais pas dit que tu voulais me présenter à tes parents.

— J’aime bien les surprises.

— Ouais, ai-je soupiré.

— Je m’en serais bien passée, mais ça ne nous ferait pas de mal de pouvoir nous poser deux jours. Les flics ne viendront pas ici. »

J’ai levé les yeux au plafond. Rester dans la belle-famille ne me posait pas de problème particulier, mais il me semblait au contraire que c’était le premier endroit où la police viendrait fouiner.

« Tu es sûre de ça ? ai-je demandé.

— Assez. Je doute que notre relation mères-fille soit répertoriée dans beaucoup de fichiers.

— C’est un secret ? ai-je demandé.

— Pas vraiment. C’est juste qu’on n’a jamais été très paperasse, dans la famille. »

•••

J’ai fait un tour dans l’armoire d’Alys, histoire de voir si elle avait des fringues que j’aurais pu mettre. Je ne m’attendais pas vraiment à trouver quelque chose à mon goût, mais je suis tombée sur un tee-shirt qui avait le double avantage d’être à ma taille et de dessiner un motif camouflage gris sombre.

Il y avait aussi une magnifique jupe en cuir noir. D’habitude, je me cantonnais aux pantalons, mais mon côté fétichiste du cuir a triomphé et je l’ai attrapée. Après tout, Alys m’avait dit que je pouvais prendre ce que je voulais.

J’ai pris une douche avant de redescendre au salon, où Ernestine était assise devant une pile de livres vieux et épais.

« Ah, Lev, a-t-elle dit en m’apercevant. Venez-donc vous asseoir. »

J’ai obéi silencieusement, un peu intimidée par la vieille femme.

« Lev, a-t-elle répété. Ça vient d’où ? »

Je n’ai pas eu le temps de répondre qu’elle tendait déjà un doigt vers le tatouage de mon bras gauche.

« Laissez-moi deviner, a-t-elle dit. Le serpent. Léviathan ?

— Un salement gros serpent, ai-je complété. Et méchant. »

Elle a souri, avec l’air patient de quelqu’un qui parle à une gamine de six ans.

« Vous pensez que l’on peut tout résoudre par la force, Lev ? »

J’ai réfléchi avant de répondre. En général, c’était une question piège.

« Parfois, ça peut aider.

— Vous êtes consciente que si vous suivez ma fille sur cette affaire, vous risquez d’être confrontée à des choses que vous n’avez jamais vues ?

— J’en ai déjà eu un aperçu. »

Elle a hoché la tête.

« Et qu’en pensez-vous, alors ?

— Je ne sais pas trop, ai-je admis. Ce n’est pas vraiment réel, et ce n’est pas vraiment un rêve non plus ; et l’efficacité des balles standard est assez limitée. »

Ernestine a avalé une gorgée de thé, puis reposé sa tasse d’un geste délicat.

« Effectivement.

— Cela dit, Alys a l’air de se débrouiller.

— Oui, a-t-elle admis. Elle sait tuer les démons à coup de tronçonneuse. Ou de revolver, d’ailleurs.

— Et aller en Enfer avec un camion, ai-je renchéri.

— Ça aussi, a soupiré la sorcière.

— Vous n’appréciez pas, hein ? »

Elle a haussé les épaules, et tourné la page d’un de ses bouquins d’un air las.

« Alys a une vision de la sorcellerie différente de la mienne. Je sais bien que je devrais l’accepter, mais aucune mère n’apprécie énormément de voir sa fille sauter des falaises sans être sûre d’avoir un parachute. »

La métaphore m’a fait sourire.

« Je sais qu’elle ira jusqu’au bout, a-t-elle soupiré. Et vu votre style, j’imagine que vous l’accompagnerez, je me trompe ?

— Non.

— Dans ce cas, je voudrais vous donner un peu plus d’informations sur ce que vous risquez d’affronter. »

J’ai acquiescé de la tête ; si je pouvais être un peu mieux renseignée, je n’allais pas me plaindre.

Elle a alors commencé à m’expliquer que le schéma des meurtres indiquait une tentative d’invocation d’un ancien dieu. L’objectif était, selon elle, d’obtenir un grand pouvoir pour les meurtriers.

« Alys m’a parlé d’une comtesse sanglante. Elle a dit que c’était le même principe.

— C’est le principe de base de la magie phallocrate : tuer des femmes pour obtenir du pouvoir, la vie éternelle ou je ne sais quoi d’autre. »

J’ai souri lorsqu’elle a utilisé le mot « phallocrate ». Manifestement, les vieilles sorcières avaient un côté féministe.

« Je pense que pour terminer ce rituel, avec cette ampleur-là, la dernière victime devra être une sorcière d’une certaine… disons, d’une certaine renommée. »

J’ai froncé les sourcils. Voilà qui était nouveau.

« Et Alys pourrait être cette sorcière ? ai-je demandé.

— Je ne pense pas qu’ils aient prévu cela au départ, mais elle serait la victime idéale. Regardez la description. »

Elle a pointé un doigt sur son grand bouquin, que j’ai regardé d’un air idiot.

« C’est du latin, ai-je remarqué.

— Oh, oui. Les sorciers, médiums et autres mages aiment beaucoup ça. Ça fait plus savant.

— Je suis désolée, ai-je répliqué. Je ne suis pas très savante. »

Ernestine a hoché la tête avec un petit sourire.

« Ça dit que le dernier sacrifice doit servir de vecteur pour l’invocation. Là, ça parle de medium. D’interface. Et là, ça dit qu’il faut quelqu’un qui soit à cheval entre le monde matériel et celui des esprits.

— Une sorcière, ai-je dit.

— Et il y a l’aspect trans en bonus. »

J’ai froncé les sourcils, ne voyant pas où elle voulait en venir.

« Dans certaines cultures, a-t-elle repris, les personnes trans ont un lien avec le monde divin. Enfin, on n’utilise pas ce terme, mais c’est vaguement comparable, que ce soit certains shamans en… »

J’ai levé une main pour demander une pause.

« Hey, ai-je dit. Je ne veux pas vous offenser, mais j’ai une tête à avoir une maîtrise en occultologie ? Ou en transologie, d’ailleurs ? »

Elle a hoché la tête avec un sourire ironique.

« Tout ce que je veux vous dire, c’est qu’Alys constitue la cible parfaite pour ces hommes. Seulement, il y a quelque chose d’autre.

— Quoi ?

— Pour les assassins, Alys est la victime idéale. Seulement, je ne sais pas si, du point de vue du dieu ou du démon qu’ils veulent invoquer, elle ne serait pas plutôt une coupable parfaite.

— Je ne comprends pas.

— Elle a été présentée comme celle qui tuait des femmes pour en devenir une vraie. Tous les médias parlent d’elle. C’est une histoire beaucoup plus intéressante qu’un banal sorcier misogyne. Et la magie aime les histoires intéressantes. »

J’avais du mal à suivre.

« Vous pensez qu’Alys va vendre son âme au diable ? ai-je demandé.

— Je ne sais pas, a-t-elle soupiré. Ce serait bien sa vision de la sorcellerie. Très rock ’n’ roll. »

•••

Je me suis levée et j’ai enfilé mon blouson et mes rangers.

« Vous savez où il y a un bureau de tabac ?

— À gauche, a répondu la sorcière sans lever les yeux de ses lectures. Au bout de la rue. »

Je suis sortie de la maison des mamans d’Alys et j’ai marché sans trop savoir où j’allais. Les cigarettes n’étaient qu’un prétexte : j’avais encore de quoi tenir. Seulement, j’avais besoin d’être seule un moment.

Peut-être qu’il me fallait du temps pour assimiler toutes les informations auxquelles j’avais eu droit ces derniers jours. Je ne savais pas ce qui était le pire : découvrir qu’on n’avait pas une belle-mère, mais deux, ou fréquenter des gens qui parlaient de sorcellerie truc ou de dieu bidule à tout bout de champ, comme si c’était complètement banal.

Ce n’était pas mon genre de me lamenter à base de « je ne crois pas ce que j’ai vu, ça ne peut pas être vrai, c’est impossible ». J’admettais que je m’étais retrouvée dans une sorte de cauchemar pas tout à fait réel mais pas tout à fait le contraire non plus. Je trouvais même que, pour une première – sauf si on comptait ma baston contre un loup-garou – je ne m’en étais pas si mal tirée que ça.

Malgré tout, j’avais besoin de sortir un peu de cette ambiance et je me suis donc assise sur un banc bien concret pour fumer une cigarette on ne peut plus réelle.

C’est à ce moment-là que Lilith est apparue, assise à côté de moi, se protégeant du soleil avec une ombrelle en dentelle.

« Salut, a-t-elle lancé sur un ton nonchalant. Ça va ?

— Ouais, si l’on excepte le fait que je viens me poser pour ne plus entendre parler de sorcellerie et que je viens me faire emmerder par une putain d’amie imaginaire.

— Oh, a fait Lilith en baissant la tête d’un air déçu.

— Pas mon amie imaginaire, en plus. L’amie imaginaire de ma copine. C’est quand même pas mal, ça, hein ? »

Lilith m’a dévisagée pendant quelques instants, puis elle a secoué la tête.

« Je préfère le terme « fantôme ». Je veux dire, je ne suis pas imaginaire, à la base. J’avais une existence aussi concrète que la tienne.

— Si tu le dis, Casper. »

La fantôme gothique a soupiré. J’ai espéré un instant qu’elle allait me trouver assez relou pour me laisser seule ; mais non, même pas.

« Tu es toujours aussi désagréable ? a-t-elle demandé.

— Non, pas toujours. Juste souvent.

— J’avais l’impression.

— Pourquoi est-ce que je te vois, au fait ? Je ne suis pas dans un rêve, que je sache.

— Ah, a fait Lilith d’un air enthousiaste, voilà enfin une remarque intéressante. J’imagine que c’est parce que tu as été exposée à l’autre monde. Ça a dû te donner une certaine capacité à voir ce qui n’existe pas. »

J’ai hoché la tête. J’espérais juste que je n’allais pas commencer à voir tous les cadavres du coin venir me faire la causette. Parce que si c’était le cas, ça risquait de vite me gonfler.

« Ça, a repris Lilith, ou bien tu es en train de péter les plombs et de devenir cinglée.

— Ça m’est arrivé d’envisager cette hypothèse, ai-je admis.

— Cela dit, c’est sans doute un peu des deux. Tout dépend de la façon dont on analyse le monde. C’est un peu comme la lumière qui peut être en même temps onde et particules, et tous ces trucs de physique quantique qui stipulent qu’un électron est à plusieurs endroits en même temps. Sauf quand on l’observe, évidemment.

— Évidemment, ai-je fait d’un ton plat. Écoute, j’ai vraiment une gueule à vouloir parler physique quantique ? »

Lilith n’a rien répondu, se contentant de sourire à ma remarque.

« Pourquoi tu es venue ? ai-je demandé.

— Je m’inquiète à propos d’Alys. Elle a refait le même rêve, cette nuit. Je n’aime pas ça.

— Tu penses que ce n’est pas un banal cauchemar, hein ?

— Non. Je pense que, de l’Autre Côté, quelque chose s’intéresse à elle. Quelque chose d’effrayant. »

J’ai acquiescé. Rien que sa façon de faire sentir les majuscules sur « Autre Côté » était flippante.

« Quelque chose qu’on ne peut pas arrêter juste à coup de gros flingue ? ai-je demandé en souriant.

— J’ai peur que ce soit effectivement plus compliqué que ça. »

•••

Lorsque je suis rentrée, Alys et sa mère étaient, une fois encore, en train de s’engueuler.

« Je ne te laisserai pas utiliser la voiture ! a crié Ernestine.

— J’en ai besoin ! a protesté Alys. Ce sont des informations que tu ne pourras pas me donner. Ni toi ni personne. »

La vieille sorcière a soupiré avant de foudroyer sa fille du regard.

« Et tu penses vraiment que c’est une bonne idée d’aller chercher ça de l’Autre Côté ?

— Je vais le faire de toute façon, a répliqué Alys. Si tu me laisses prendre la bagnole, ce sera plus facile.

— Vous vous engueulez pour une histoire de voiture ? » ai-je demandé, essayant de m’immiscer dans leur petite discussion.

Visiblement, c’était malvenu, vu comment Ernestine m’a fusillée du regard. Elle ne m’a pas répondu pour autant, et s’est à la place adressée à sa fille :

« Tu voudrais que je te prête la voiture après ce qui est arrivé à ton camion ?

— Ça n’a rien à voir, a protesté Alys.

— Hé, une seconde, ai-je coupé. Tu comptes aller en Enfer en voiture ? »

Alys a soupiré comme si j’avais dit une idiotie.

« Pas en Enfer. Juste dans l’au-delà.

— Voilà la vision de la sorcellerie de ma fille ! a craché Ernestine. Prendre sa voiture pour pactiser avec le Diable…

— Dans la tradition, c’est plutôt le balai, a répliqué Alys, mais au fond ce n’est pas si éloigné. »

•••

Ernestine a fini par céder et Alys a sorti les clés de la voiture d’un meuble encore plus poussiéreux que le reste de la maison, puis elle s’est dirigée vers le garage où traînait, à côté d’une camionnette, une vieille décapotable cabossée, qui avait dû un jour être rouge.

« Tu comptes m’expliquer ? ai-je demandé.

— La connaissance avec qui je veux discuter… disons que si je veux lui parler, il faut que je passe de l’Autre Côté.

— L’Autre Côté, ai-je répété. C’est quoi, exactement ?

— C’est dur à dire », a dit Alys en s’asseyant derrière le volant. « L’au-delà, les Enfers, l’autre monde, quel que soit le nom qu’on lui donne. »

Je suis restée silencieuse quelques secondes. D’un côté, je me disais que ma copine était vraiment complètement cinglée et le prouvait encore une fois ; de l’autre, je ne pouvais pas m’empêcher de trouver ça cool.

« Comment on fait ça ? » ai-je demandé en ouvrant la porte côté passager.

Je n’ai pas pu m’asseoir car Lilith est soudainement apparue sur le siège. J’imagine que j’aurais pu passer à travers elle, mais ça ne me semblait pas très poli.

« Je prends la place du mort, si ça ne te gêne pas, a-t-elle fait.

— Pas on, a fait Alys en ignorant l’intervention de son amie morte. Ça ne sert à rien qu’on prenne ce risque toutes les deux.

— Ouais, bien sûr. Je vais rester à me tourner les pouces en attendant que vous reveniez de chez les morts. »

Alys a froncé les sourcils.

« Vous ? a-t-elle demandé.

— Toi et Lilith, ai-je fait en les pointant du doigt. Vous n’allez pas vous amuser sans moi.

— Tu peux la voir ?

— Oui, a répondu la gothique avec un ton joyeux. Ce sera plus pratique pour discuter, maintenant, non ?

— Ouais, génial », a soupiré Alys.

Elle s’est tournée vers moi et m’a fait signe de monter derrière.

« D’accord, a-t-elle dit en démarrant le moteur. Tu peux venir, mais tu mets ta ceinture. »

J’ai obéi et elle a fait sortir la voiture du garage. Elle toussotait un peu. Ça devait faire un bail qu’elle n’avait pas servi.

« Alors, c’est quoi le plan ?

— Treize personnes ont trouvé la mort dans cette voiture », a répondu Alys.

J’ai hoché la tête. Vu son état, ça ne m’étonnait pas.

« Ça lui fait… disons, une connexion spéciale avec l’autre monde.

— Ça veut dire qu’on peut passer de l’Autre Côté ?

— Ça, c’est fastoche. Ce qui est compliqué, c’est d’en revenir. »

•••

Alys nous a emmenées sur une nationale et s’est mise à rouler à bonne allure. J’avais beau ne pas le montrer, je n’étais pas très rassurée.

« Il y a plusieurs façons de passer dans l’au-delà, a-t-elle expliqué tout en restant concentrée sur la route. Des expériences de mort imminente, la prise de substances hallucinogènes, et cætera. Seulement, il y a toujours un risque.

— Et on peut y aller en bagnole ? ai-je demandé.

— N’importe quel objet qui a une forte connexion avec l’au-delà peut permettre d’y accéder.

— Concrètement, a complété Lilith, « connexion », ça veut souvent dire que des gens sont morts en l’utilisant.

— C’est joyeux », ai-je commenté.

Alys a haussé les épaules.

« Il y a effectivement un aspect morbide à la magie noire.

— C’était ça que tu as ressenti dans la cave, l’autre nuit ? Le mauvais karma de la maison où a eu lieu le meurtre, ça servait de connexion avec l’au-delà ?

— Elle est douée », a commenté Lilith.

J’ai souri. Je commençais à bien maîtriser, niveau occultologie.

« C’est à peu près ça, a tempéré Alys. En tout cas, ce qu’il faut vraiment savoir, c’est que passer dans l’autre monde est toujours extrêmement dangereux. Plus on y reste et plus on s’y enfonce, plus c’est dur d’en revenir.

— Génial.

— La bonne nouvelle, c’est qu’aujourd’hui, on va rester à la frontière et se limiter à quelques minutes. Je pense qu’on a de bonnes chances de s’en sortir vivantes toutes les trois. »

Il y a eu quelques instants de silence gênant, à peine troublé par le bruit du moteur, et Lilith s’est raclée la gorge.

« Toutes les deux, a-t-elle corrigé. Je ne suis plus vivante, tu te souviens ?

— Toutes les deux, a repris Alys. Bref, c’est parti. »

Elle a brusquement coupé les phares et on s’est retrouvées dans une obscurité quasi-totale. Je l’ai tout de même vue s’entailler le poignet –pour la troisième fois en deux jours – et dessiner quelques traits qui m’évoquaient le symbole féminin.

« C’est pour montrer que tu es une fille ? ai-je demandé.

— Non, a-t-elle soupiré. C’est le symbole de la planète Vénus. L’étoile du matin. La porteuse de lumière. Lucifer, en latin.

— C’est aussi mon nom, accessoirement », a fait une voix juste à côté de moi.

Je me suis retournée, mais je n’ai pu distinguer qu’une silhouette obscure. J’ai dégluti à l’idée que j’étais en train de partager la banquette arrière d’une voiture fantôme, par ailleurs en train de rouler tous feux éteints dans l’autre monde, avec Lucifer. La connaissance d’Alys.

Cool, n’ai-je pas pu néanmoins m’empêcher de penser.

« Ça faisait longtemps qu’on ne t’avait pas vue, ma Princesse », a lâché la porteuse de lumière – à en juger par la voix, j’étais presque sûre que c’était « la porteuse » et pas « le porteur ».

« Ouais, a simplement dit Alys.

— Sans vouloir te vexer, je trouve que ce véhicule n’est pas terrible, par rapport à ce à quoi tu nous avais habituées.

— Désolée.

— Tu sais que ton camion t’attend toujours là-bas ? Il faudrait que tu te décides un jour à venir nous rejoindre.

— Je ne suis pas pressée. »

Lucifer s’est mise à rire, et j’ai senti mon sang se glacer. Je n’aimais pas ça.

« Tu es culottée, ma Princesse. Tu sais que ton âme m’appartient, et tu oses m’appeler alors qu’il me faudrait si peu d’efforts pour que toi et ton amie ne vous réveilliez jamais.

— Ton âme lui appartient ? » ai-je demandé, interloquée.

Il y avait aussi le fait qu’elle l’appelait « ma Princesse » qui ne me plaisait pas trop. Décidément, j’appréciais de moins en moins la tournure de cette discussion.

« Oh, tu ne lui as pas dit ? a soufflé Lucifer. Quels autres petits secrets lui caches-tu ?

— Je crois que je l’ai évoqué, s’est défendue Alys. Peu importe. Je t’ai appelée parce que j’avais besoin d’informations sur un groupe d’hommes qui tuent des femmes, apparemment des sorcières, dans le but d’invoquer un dieu ou un démon quelconque. Qu’est-ce que tu sais ? »

La porteuse de lumière – qui, vu l’obscurité, ne méritait pas franchement son titre – est restée silencieuse quelques instants.

« C’est un peu vague, comme description, a-t-elle finalement dit. Ce sont eux qui sont responsables de ta mort ? »

Elle regardait Lilith en posant cette question.

« Oui, a-t-elle simplement répondu.

— Mes condoléances. »

Lucifer avait l’air à peu près aussi sincère qu’un gamin « attristé » par la grippe de son prof. J’imagine que, de son point de vue, ça lui faisait une âme en plus de gagnée, ou quelque chose comme ça.

« Je pense que Nexus est impliqué, a repris Alys. Tu as entendu parler de ce groupe ?

— Ces idiots impuissants ? Oui. En tout cas, je vois ce dont tu parles. Je peux t’aider, mais ces informations auront un prix.

— J’en suis consciente.

— J’ai vu les hommes dont tu parles dans certains rêves. Ils veulent se servir de la magie pour ramener de l’ordre dans une société qu’ils trouvent décadente. Ce ne sont que de petits insectes pathétiques, mais ils ont une certaine influence dans votre monde.

— Vous parlez de la police ? ai-je demandé.

— Je ne connais pas vos institutions », a répondu Lucifer sur un ton dédaigneux.

Je n’aimais pas trop son air hautain, mais je me suis dit que ça allait avec le kit « seigneur des Enfers ».

« Toujours est-il que ces hommes ont jeté leur dévolu sur un ancien dieu oublié, Sitri, parfois aussi appelé Bitru. »

Moi, évidemment, ça ne me disait rien.

« Le nom me dit quelque chose, a fait Alys.

— Un de ces innombrables soi-disant Princes de l’Enfer qui ne règnent plus sur grand-chose.

— Un peu comme toi ? a coupé Lilith.

— Rien à voir avec moi, a craché Lucifer. En tout cas, il promet la vie éternelle et offre le pouvoir aux hommes et la beauté aux femmes. Selon la légende, sur requête du conjureur, il peut aussi révéler les secrets d’une femme et pousser une femme à aimer un homme, ou vice-versa. J’imagine que c’est plutôt la première partie de son job qui intéresse vos amis.

— C’est un peu genré, ai-je protesté. C’est un Prince Démon de l’hétérosexualité, ou quoi ? »

Je m’attendais à ce que Lucifer m’envoie une nouvelle fois chier pour ma remarque, mais elle s’est contentée de ricaner avec un air vaguement approbateur.

« J’aime bien ton amie, a-t-elle dit à Alys. Elle est amusante. »

Elle s’est tournée vers moi et elle a posé sa main sur mon bras. J’ai frissonné tellement elle était glaciale.

« Tu devrais rester, a-t-elle dit en me regardant de ses yeux dépourvus d’humanité. Je suis sûre que tu trouverais les Enfers moins ennuyeux que ton monde minable.

— Elle repart avec nous, a répliqué Alys. N’essaie pas de nous faire un de tes petits tours de persuasion et parle-moi de Sitri. »

Lucifer a soupiré et lui a lancé un regard courroucé, mais elle a tout de même fini par me lâcher le bras.

« Sitri… Que dire de plus ? C’est un sous-démon de la tentation assez minable, sans classe ni subtilité, si vous voulez mon avis. Mais on dirait qu’il a trouvé un nouveau créneau.

— Et tu n’aimes pas ça, a ajouté Alys. C’est un concurrent, après tout. »

La porteuse de lumière a manqué de s’étrangler et je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.

« Un concurrent ? s’est offusquée Lucifer. J’ai tout de même un peu plus de standing.

— Ce que je veux dire, c’est que tu pourrais apprécier qu’il soit massacré et renvoyé dans les limbes.

— Oui, a admis Lucifer. Est-ce ce que tu me proposes en échange de mes informations ? »

Malgré l’obscurité, j’ai pu deviner un sourire sur les lèvres d’Alys.

« Je suis une gouine féministe. Dessouder un Prince de l’hétérosexualité, c’est dans mes cordes.

— Bien, a fait Lucifer. Alors tu seras ravie d’apprendre que d’après les dernières rumeurs qui circulent ici-bas, Sitri s’intéresse beaucoup à toi. Il voudrait même convaincre ses invocateurs de te choisir pour leur dernier sacrifice.

— Comment vous savez tout ça ? » ai-je demandé.

Je n’ai pas eu de réponse ; à la place, j’ai aperçu une lumière aveuglante et entendu un énorme coup de klaxon. Alys a essayé de freiner et donné un coup de volant, parvenant de justesse à éviter le camion qui arrivait en face ; ensuite la voiture est sortie de la route et j’ai perdu connaissance.

Quatre jours
avant que je descende Alys

« Lev ? Lev ! »

Quand je me suis réveillée, la voiture était à quatre-vingt-dix degrés. J’étais vaguement allongée contre la portière, alors qu’Alys était à côté de moi, agenouillée sur de la terre ferme. J’en ai déduit qu’elle était déjà descendue du siège conducteur.

« Ça va ? a-t-elle demandé.

— Mal au crâne, ai-je répondu en posant la main gauche sur mon front pour vérifier si j’avais une bosse.

— Tu saignes, a-t-elle constaté.

— La prochaine fois, je prends le volant, d’accord ? » ai-je lâché en essayant de détacher ma ceinture de sécurité.

Une explosion de douleur m’a vrillé la main droite et j’ai lâché un grognement. J’y ai jeté un coup d’œil et constaté que je m’étais généreusement ouvert la paume et quelques doigts, probablement avec du verre brisé.

Rien de dramatique, cela dit.

« Et toi ? ai-je demandé. Ça va ?

— Je vais bien. J’ai toujours eu de la chance dans les accidents. »

Elle disait ça comme si ça lui arrivait tous les jours.

« En tout cas, a-t-elle ajouté, tu as bien fait de ne pas monter devant. »

Elle a retiré du siège passager un morceau de tôle pointu qu’elle s’est empressée de me montrer.

« J’imagine que c’est pour ça qu’on parle de place du mort.

— Ouais. Tu peux bouger ? Autant ne pas rester là. »

J’ai acquiescé de la tête, ou en tout cas j’ai tenté de le faire, mais la position n’était pas franchement idéale. J’ai ensuite entrepris de retirer ma ceinture de sécurité de la main gauche, mais je n’y arrivais toujours pas.

« Chier, ai-je fait. C’est coincé. »

Alys a sorti son couteau à cran d’arrêt et l’a ouvert avant de me le tendre. Malgré les circonstances peu propices, je n’ai pas pu m’empêcher de trouver son geste terriblement sexy.

« Dépêche-toi, a-t-elle suggéré. J’ai l’impression de sentir une odeur d’essence.

— Oh, je ne crois pas qu’après un accident, les voitures explosent comme dans les films.

— Rarement, a admis Alys, mais une vieille bagnole ? Qui sert de passage vers l’Enfer ?

— C’est un argument. »

Je me suis un peu pressée et j’ai réussi à couper la ceinture en quelques secondes, après quoi j’ai rendu le couteau à sa propriétaire.

Je me suis extraite de la bagnole en rampant à quatre pattes. L’intérêt d’une décapotable, c’est qu’il y a moins d’acrobaties à faire pour sortir. D’un autre côté, si on avait atterri à l’envers, ça n’aurait pas été drôle.

J’avais la tête qui tournait, peut-être à cause du choc. Alys a dû me soutenir pour m’aider à me relever, et on a fait quelques pas, histoire de s’éloigner de la voiture.

On n’a pas dû parcourir plus de dix mètres avant que je n’entende une explosion assourdissante. J’ai été projetée au sol et un morceau de métal est venu se planter dans un arbre à quelques centimètres de moi.

Je me suis alors retournée sur le dos et j’ai tourné la tête vers Alys. Elle était tombée aussi, mais elle avait l’air d’aller bien.

« On dirait que tu avais raison.

— Ouais. »

Elle s’est remise debout pour contempler la carcasse enflammée de la voiture, puis elle m’a regardée avec une grimace.

« Maman va me tuer. »

Chapitre 14. Tromperies sur la marchandise

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Un jour
avant que je descende Alys

J’ai pris le train à la gare du nord et je me suis affalée sur mon siège en réfrénant un bâillement. Il devait être sept heures du matin, et ce n’était pas franchement le genre d’horaire auquel je me levais d’ordinaire.

Malgré ça, j’ai décidé de ne pas dormir tout de suite. À la place, j’ai regardé ma main blessée et fait ce dont j’avais envie depuis trois jours : retirer mon bandage.

J’avais beaucoup râlé à cause de ma main immobilisée, mais je devais reconnaître qu’on avait eu de la chance : on s’en était sorties à peu près indemnes. Ça avait presque calmé la colère d’Ernestine.

Presque.

« Salut, ça va ? a demandé Lilith, apparue soudainement sur le siège d’à côté.

— Chut, ai-je murmuré. Je ne veux pas passer pour une cinglée qui parle toute seule et attirer l’attention.

— Oh, a fait Lilith en souriant. Bien vu. C’est vrai que tu es en cavale. De toute façon, je suis venue te montrer un nouveau rêve de ta copine. »

J’ai soupiré. L’espionnage onirique, ça me branchait tout de même moyennement. Je veux dire, quel genre d’amie imaginaire dévoile vos rêves à votre copine ?

Cela dit, je n’ai pas dit non. C’est un de mes défauts, dans la vie, de me laisser entraîner.

« D’accord, ai-je fait. Vas-y.

— Il faut que tu dormes, sinon ça ne marche pas.

— Tu vois bien que je suis réveillée.

— Eh bien, laisse-toi bercer par le train. Je suis sûre que tu peux t’endormir en quelques minutes. Tu as des petits yeux. »

Je n’avais rien contre Lilith, mais je la trouvais un poil collante, quand même.

« Je peux te raconter une histoire, si tu veux, a-t-elle suggéré.

— Pitié, non, ai-je répondu à voix basse. Si tu veux que je dorme, ferme-la un peu. »

•••

Alys était magnifique. Elle avait les cheveux parfaitement coiffés, le visage parfaitement lisse, la poitrine et les fesses parfaitement rebondies, et tout ça. Elle portait une robe rouge très jolie et très courte, et des talons aiguilles qui lui faisaient des jambes magnifiques.

Bref, Alys ressemblait à une poupée Barbie, comme dans l’autre rêve que m’avait montré Lilith. Je n’appréciais toujours pas.

Elle était toujours dans une espèce de château aux murs en pierre. Elle avançait dans un couloir, d’un pas vif.

Ensuite, elle était dans une pièce très grande. Une femme plutôt canon se trouvait en face d’elle.

Elle posait sa main sur la joue d’Alys, avec une attitude possessive qui me donnait envie de gerber.

« Tu es belle, a-t-elle dit.

— Oui.

— Tu aimerais être comme ça, une vraie femme, belle et jeune, pour l’éternité ? »

La femme s’est décalée, et derrière elle j’ai pu voir une baignoire. Pleine de sang. Très original.

Alys a acquiescé et dit à nouveau, docilement :

« Oui. »

La femme s’est mise à sourire. Un sale sourire, qui donnait envie de lui ratatiner la tête à coup de rangeos.

« Tu sais ce que cela implique, a repris la femme. Il faudra que tu sois là au moment de la pleine lune.

— Oui. »

Alys avait l’air complètement soumise, hypnotisée. Ça plaisait bien à l’autre nana, visiblement.

« Je peux te donner ce que tu veux, a-t-elle repris, mais je veux quelque chose en échange. Tu me devras obéissance.

— Oui.

— Et pour prouver cela, tu dois tuer ton amie. »

Cette fois-ci, Alys a hésité quelques instants avant de répondre. Apparemment, ce n’était tout de même pas aussi simple.

« Oui », a-t-elle finalement répondu.

Ensuite, je me suis réveillée.

•••

Je suis entrée dans le bar et j’ai cherché la table où se trouvait Antoine Rocher. J’ai fait une courte prière pour que les choses se passent bien : ça n’était pas complètement évident.

Comme je ne croyais pas beaucoup à l’effet des prières, j’avais aussi dans mon manteau le pistolet piqué au commissaire Vairier, et un autre caché sous ma jupe.

À propos, ça faisait quoi, quatre jours que je me baladais avec ? Je n’avais pas passé autant de temps d’affilée en jupe depuis que j’étais gosse. Mais bon, elle allait vraiment bien avec mes rangeos et, comme elle était en cuir, elle faisait plus fringue de métalleux fétichiste que vêtement féminin.

Du moins, c’est ce que je me répétais.

« Salut », ai-je lancé en m’asseyant à la table de Rocher.

J’étais dos à la salle, ce qui ne me plaisait pas beaucoup, mais je n’ai pas insisté pour changer de place. J’ai aussi retenu mon envie de sortir un flingue sous la table, en me disant que nous n’allions peut-être pas nous entretuer tout de suite.

« Lev, a-t-il dit en levant son verre de bière déjà entamé pour me saluer. Je n’étais pas sûr que vous viendriez.

— C’était pourtant ce que j’avais dit au téléphone », ai-je répliqué en levant la main pour attirer l’attention du serveur.

Rocher a souri et gratté sa barbe de quelques jours.

« Sans vouloir être trop direct, a-t-il commencé, vous allez me dire où est Alys ?

— Non, mais je peux vous dire où elle sera ce dimanche. Au moment du prochain meurtre. »

Rocher a hoché la tête, visiblement intéressé. C’est à ce moment que le serveur est arrivé. J’ai commandé un demi.

Lorsqu’il est reparti, j’ai posé de but en blanc la question qui me démangeait les lèvres.

« C’est vous, derrière tous ces meurtres, n’est-ce pas ? »

Il a eu un petit sourire gêné, comme s’il s’agissait d’une discussion anodine du genre « tu as couché avec machin ? »

« Pas exactement.

— Vous me racontez ? »

Il a secoué la tête, sans doute embarrassé à l’idée de m’avouer des choses compromettantes.

« Je peux tout vous expliquer, Lev ; mais pour ça, j’ai besoin d’être certain de votre collaboration. »

Ben tiens.

« Je n’aime pas beaucoup le mot « collaboration », ai-je répliqué. Et je préférerais tout savoir avant de me décider à vous livrer Alys pieds et poings liés. »

Il a froncé les sourcils. Manifestement, il ne s’attendait pas à une pareille proposition. Pourtant, entre s’arranger pour que mon amie soit présente au moment de la tuerie, comme je m’y étais engagée la veille au téléphone, et participer de manière plus… active, il n’y avait pas franchement de différence qualitative.

« J’ai découvert des choses sur elle, ai-je dit afin d’expliquer mes motivations. Vous aviez raison. Elle n’est pas ce qu’elle prétend être. Elle a vendu son âme au Diable et elle fait des choses impossibles à raconter. Je ne crois plus qu’elle veuille vraiment empêcher ces meurtres d’avoir lieu. Elle veut juste détourner ce « rituel » pour devenir une sorte de femme idéale et obtenir la jeunesse éternelle. »

Finalement, on en revenait un peu aux manteaux en peau de femme, ai-je songé, mais je me suis retenue de faire la réflexion.

Rocher a paru surpris de cette information. Évidemment, il n’avait pas vu les rêves d’Alys où elle prenait des bains de sang.

« Seulement, ai-je repris, j’ai besoin de connaître vos motifs à vous. »

Il a hoché la tête, puis a terminé son verre et l’a bruyamment reposé sur la table.

« Je vous ai raconté, à propos de Nexus. Nous enquêtons sur des choses que la plupart des gens ne peuvent même pas imaginer.

— Je crois que j’en ai maintenant une vague idée. »

Il a haussé les épaules avant de reprendre ses explications.

« Nous utilisons parfois la magie pour nous aider. Par exemple, pour élucider des meurtres. »

J’ai hoché la tête en me rappelant la façon dont Alys nous avait menées sur le lieu précis du futur assassinat, uniquement grâce à l’aide de mouchoirs ensanglantés et d’interprétations douteuses.

Malheureusement, ça n’avait pas suffi pour sauver cette nana. C’était quoi, son nom, déjà ? Je l’avais vu aux infos. Sarah quelque chose ? Merde, à quoi ça rimait de se battre pour sauver des gens si on n’était même pas foutues de se souvenir de leur putain de nom ?

« Nous avons notamment un médium très compétent, a dit Rocher, me sortant au passage de mes pensées lugubres. Il s’appelle Roland. Il est vraiment bon. »

Je me suis demandé s’il s’agissait du tueur que j’avais vu froidement assassiner une jeune femme. Je comprenais pourquoi Ernestine parlait de magie phallocrate.

« Contrairement à votre amie, il accepte pleinement le don qu’il a, et il s’en sert pour aider la justice. Dans mon travail de policier, il m’a beaucoup aidé lors de mes enquêtes. »

J’ai avalé une gorgée de bière. Le médium qui aidait le flic dans ses enquêtes. Ça aurait fait une bonne série télé. Ça n’existait pas déjà, d’ailleurs ?

« Quel rapport avec ces meurtres ? ai-je demandé.

— J’y viens. Il y a quelques mois, un tueur en série a commencé à tuer des femmes, à Lyon. Roland et moi, nous sommes parvenus à le retrouver au bout du quatrième homicide. »

J’ai froncé les sourcils. Ce n’était donc pas Rocher qui avait commandité ces assassinats ?

« Le tueur n’était qu’un amateur sans pouvoir réel. Un sorcier de pacotille. Mais Roland a réalisé que derrière ça, la puissance du rituel était énorme. »

J’ai dégluti alors qu’un frisson me parcourait l’épine dorsale. J’avais peur de voir où il voulait en venir.

« Alors, ai-je dit, vous avez continué les meurtres à sa place. »

Rocher a grimacé puis est resté silencieux quelques secondes. Il a ensuite joint ses mains et m’a regardée avec un air qu’il espérait sans doute convaincant.

« Je sais que cela peut paraître mal, a-t-il admis. Pourtant, nous sentions que derrière cela, il y avait une vraie puissance. Une puissance qui pouvait être utilisée pour faire le Bien.

— Tuer des nanas, c’est faire le bien, pour vous ?

— Il ne restait plus que quelques sacrifices à commettre pour achever le rituel », a-t-il répliqué.

J’ai noté l’utilisation du terme « sacrifices ». Ben tiens. Évidemment, ça sonnait mieux qu’ » assassinats ». Quelle enflure.

« Quelques sacrifices, a-t-il repris, qui justifiaient tout le reste. Qui permettaient aux premières victimes de n’être pas mortes en vain. Vous comprenez ? »

J’ai avalé quelques gorgées de bière en essayant de masquer mon envie de l’abattre sur le champ. Pourquoi est-ce que je ne le faisais pas, d’abord ?

« Non. Je ne comprends pas.

— Tout prendra son sens lorsque le rituel sera achevé. Vous avez vu que tout cela était réel, n’est-ce pas ? La magie ? »

Je devais admettre que j’avais maintenant plus de mal à me moquer de son côté Fox Mulder. Se retrouver face à face avec un démon burné laissait des souvenirs.

« Cette invocation nous permettra d’obtenir un pouvoir énorme. Un pouvoir qui pourra être utilisé à bon escient. Combien de vies pourront être sauvées lorsque nous serons capables d’arrêter les meurtriers avant même qu’ils ne commettent leur crime ? Lorsque nous pourrons utiliser cette force pour guérir les gens ?

— Vous êtes en train de me dire qu’après votre machin, la magie coulera à flots dans notre monde à nous ? Comme dans Harry Potter ? »

Il a secoué la tête, un petit sourire aux lèvres. Il devait trouver mes métaphores vraiment trop pourries. Heureusement qu’il ne savait pas que je le comparais intérieurement à Mulder.

« Ce n’est pas exactement cela ; mais ce rituel nous permettra effectivement d’accéder à un grand pouvoir, que nous pourrons utiliser pour la justice. Des milliers de vies sauvées valent bien quelques sacrifices. »

Ouais, et on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Dans le genre clichés débiles, il ne manquait plus qu’il me sorte que le monde n’est pas tout blanc ou tout noir.

« Et pour cela, ai-je dit, vous devez tuer Alys. »

Il a hésité quelques secondes. Sans doute parce qu’il avait bien une idée de ce qu’elle représentait pour moi.

« Nous ne nous en étions pas rendus compte avant, mais elle est la clé pour rendre tout cela possible. Elle a un don immense qu’elle refuse d’accepter.

— Ce qui justifie que vous l’abattiez ?

— Si vous saviez que votre sacrifice pouvait sauver des centaines de personnes, est-ce que vous ne seriez pas prête à donner votre vie ?

— Ça dépend des personnes, ai-je répliqué. Sauf que là, en l’occurrence, vous ne lui demandez pas vraiment son avis. »

Il a soupiré, puis m’a dévisagée d’un air grave avant de répondre.

« Je le sais bien. Je… je dois dire que j’aimerais pouvoir faire autrement. Malheureusement, c’est la seule option possible. C’est sans doute un acte mauvais, mais si cela permet un bien plus grand encore…

— La fin justifie les moyens, c’est ça ? »

Il a haussé les épaules.

« Je ne sais pas. Quand j’étais plus jeune, je pensais que le monde était blanc ou noir. Maintenant, je sais que la réalité est plus complexe. »

Je me suis retenue de crier « Bingo ! » à l’évocation du blanc et du noir, et me suis contentée de le regarder d’un air vaguement sérieux.

« J’imagine que vous devez le savoir, ai-je fait, mais on a interrogé un psy. Corbeau. Il bosse pour vous, pas vrai ? Comme ce type, Dussier, qui s’était arrangé pour faire filtrer le dossier d’Alys ? »

Le policier m’a regardée avec un air dubitatif.

« Des amis, plutôt, qui me devaient une faveur. Nous n’avions alors pas réalisé qui était vraiment votre amie et quel était son… potentiel.

— Alors, vous leur avez demandé de la faire passer pour une cinglée psychopathe, histoire d’avoir une bonne excuse d’avance pour le moment où un de vos flics la descendrait à vue ? »

Rocher a eu un petit sourire embarrassé.

« Disons que nous voulions l’empêcher d’interférer avec nos plans, a-t-il admis. Cela dit, vous conviendrez que « cinglée psychopathe » n’est pas un terme si éloigné de la réalité pour la désigner. »

J’ai hoché la tête en retenant un sourire. Sur ce point, je ne pouvais pas lui donner entièrement tort.

« Et le loup-garou ? ai-je demandé.

— Pardon ?

— J’ai fait un rêve où un loup-garou m’attaquait. C’est un coup de votre sorcier ? »

Rocher a fait une petite grimace, l’air contrit.

« Roland ne m’a pas donné les détails. C’était une idée à lui. Vous devez comprendre que nous étions en désaccord à votre sujet.

— Vraiment ?

— Je pense qu’il a une vision très romanesque de l’amour et qu’à partir du moment où vous étiez avec Alys, vous deveniez pour lui un obstacle gênant. Pour ma part, après avoir consulté le dossier que j’ai sur vous, j’ai pensé que vous étiez une fille assez intelligente pour ne pas laisser une relation de deux semaines obscurcir votre jugement et vous empêcher de voir où sont vos intérêts. »

C’était une façon polie de dire qu’il m’avait rangée dans la catégorie « petite crapule achetable ». En même temps, vu la nature de la discussion qu’on était en train d’avoir, je pouvais difficilement lui jeter la pierre.

« Je ne suis pas du genre à laisser un plan cul obscurcir mon jugement, ai-je admis. Et je dois dire que je ne suis plus capable de faire confiance à Alys. Seulement, le fait que votre sorcier ait essayé de me buter à deux reprises ne me donne pas vraiment envie de vous aider. À moins que vous sachiez vous montrer… convaincant, si vous voyez ce que je veux dire ? »

Rocher a souri. J’ai trouvé que lui aussi avait un sourire qui donnait envie de lui péter les dents. Mais le jeu en valait la chandelle.

« Et qu’est-ce qui pourrait vous convaincre ?

— Cent cinquante mille euros, ai-je répondu. En espèces.

— C’est une somme », a soufflé le policier.

J’ai souri. J’en étais bien consciente, que c’était une somme. C’est justement pour ça que je la demandais.

« Je suis sûre que vous avez bien dépensé tout ça pour essayer de nous retrouver. Allons, monsieur Rocher, si Alys est si importante à votre projet et si celui-ci promet un tel bienfait pour l’humanité, je suis sûre que vous n’aurez aucune difficulté à trouver cet… investissement. »

Le flic a expliqué qu’on se recontacterait par téléphone ce soir et qu’il me donnerait sa réponse à ce moment-là, mais j’ai bien vu à son regard qu’il marchait.

•••

Max a ouvert de grands yeux quand il a ouvert la porte de son appartement. Mais bon, je ne pouvais quand même pas passer dans le coin sans lui faire un petit coucou.

« Lev ? a-t-il demandé, éberlué.

— Ouais, je sais, ai-je dit. Je suis en jupe. Tu me fais entrer ? »

Il a fait un petit signe de tête.

« D’accord, je… Euh, on discutera à l’intérieur, je suppose. »

Je suis allée m’asseoir sur son canapé, pendant qu’il allait dans la cuisine.

« Tu veux un truc à boire ? À manger ? »

J’ai failli répondre non, mais mon estomac a grondé. Il était plus d’une heure de l’après-midi et, entre le train et ma discussion avec Rocher, je n’avais rien avalé de la journée.

« J’ai un peu faim, en fait.

— J’ai des cheeseburgers à faire au micro-ondes. »

J’ai souri. Je n’avais mangé pratiquement que de la junk-food ces derniers temps, une fois de plus ne changerait pas grand-chose.

Deux minutes et un ding de micro-ondes plus tard, Max est entré dans le salon avec une bouteille de Coca et une assiette sur laquelle traînaient deux hamburgers.

« Tu es folle de venir ici. Je dois être surveillé.

— C’est pour ça que je ne t’ai pas téléphoné. »

Il a souri, tandis que j’attrapais un sandwich et que je croquais goulûment.

« Alys va bien ?

— Pour quelqu’un qui est en cavale, ouais, elle va bien.

— À quoi vous jouez, toutes les deux ? Vous ne croyez pas que ce serait plus sage de vous rendre à la police ? »

J’ai souri et essuyé une trace de ketchup qui avait coulé sur mon menton.

« Ça s’appelle jouer au con, Max ; mais ne t’en fais pas, on est toutes les deux très douées pour ça. On a un plan.

— J’espère qu’il est bon.

— Je ne sais pas, ai-je admis. Je pourrais te demander un service ?

— Quoi donc ?

— Si on meurt toutes les deux et qu’on est enterrées, tu pourras modifier les noms sur nos tombes à gros coups de marqueur ? Il n’y a pas moyen que je sois enterrée sous le nom de « Lætitia ».

— D’accord », a dit Max avec un air dubitatif.

Il n’avait pas l’air de trop savoir si je pensais vraiment que j’allais me faire buter. Je voyais que ça l’angoissait.

« Est-ce que tu pourrais aussi rajouter « elle bottait des culs » en épitaphe, tant que t’y es ? ai-je demandé. Ça, ce serait la classe. »

Cette fois-ci, il a décroché un sourire.

On est ensuite restés silencieux pendant un moment. J’ai terminé mon hamburger, tandis qu’il se contentait de siroter son verre de coca.

« Tu sais, a-t-il fini par dire, je suis désolé pour ce que j’ai dit sur toi.

— Quoi ? » ai-je demandé, surprise.

Il a paru gêné, montrant un sourire inconfortable.

« Quand Alys m’a dit qu’elle était attirée par toi, je l’ai… disons, je l’ai découragée. Je pensais que tu… »

Je me suis servie un verre pendant qu’il cherchait ses mots. Il me regardait, guettant ma réaction, mais je ne voyais pas trop quelle réaction avoir.

« Je pensais que tu réagirais mal en apprenant qu’elle était trans.

— Ben, je peux difficilement t’en vouloir, ai-je admis. C’est pas non plus comme si j’étais pas un peu une trouduc. »

Je me suis vaguement dit qu’il faudrait un jour lui avouer que je couchais avec sa copine. Pas aujourd’hui, cela dit. Si je survivais à la journée de demain, peut-être.

« Tu parles. Non seulement tu l’acceptes comme elle est, mais tu es prête à lui témoigner une confiance absolue et à la suivre en Enfer s’il le faut.

— En même temps, c’est son côté psychopathe que j’apprécie beaucoup.

— Ouais. Il n’y a pas à dire, vous allez bien ensemble, de ce côté-là. »

J’ai souri et j’ai siroté quelques gorgées de coca avant de reprendre mon air sérieux.

« Je suis contente de t’avoir vu, ai-je dit, mais il va falloir que j’y aille. J’espère qu’on se reverra.

— Moi aussi, a fait Max avec un air grave. Je ne sais pas dans quelle merde vous vous êtes fourrées, mais j’espère que vous allez en sortir. »

Il m’a serrée dans ses bras, les larmes aux yeux. Je m’en voulais un peu de venir lui faire peur, mais si ça devait mal se passer, je voulais l’avoir vu une dernière fois.

« À la prochaine, ai-je finalement annoncé.

— Fais attention à toi.

— Ne t’en fais pas, ai-je répliqué. L’avantage de botter des culs, c’est que je compte bien ne pas avoir besoin d’épitaphe tout de suite. »

•••

Je suis partie le cœur moins lourd. Ça me faisait du bien d’avoir une discussion un peu plus humaine qu’avec Rocher, où j’avais dû jouer la traîtresse collabo.

Et maintenant, avant de rentrer, il fallait que j’aille faire quelques courses pour la fiesta du dimanche soir.

« Salut, Roy », ai-je dit en entrant dans l’armurerie.

Le chauve à la barbe blanche hirsute et à la dégaine digne d’un Hells Angel m’a regardée et froncé les sourcils.

« Lev en jupe, a-t-il lancé. Nom de Dieu, il doit neiger en Enfer. »

J’ai souri et me suis approchée du comptoir.

« Ouais, ai-je dit. J’ai décidé d’assumer ma part de féminité.

— Et ta part de… gangsterité, j’ai pu voir. T’es l’ennemie publique numéro deux, maintenant ?

— Je ne sais pas, Roy. Je ne regarde pas la télé. »

Il a souri et s’est appuyé contre le comptoir.

« Pourtant, j’imagine que ta visite n’est pas sans lien avec ces… escapades.

— T’imagines bien. J’ai besoin de joujoux. Non référencés, si possible. »

Il a hoché la tête. Évidemment, il s’attendait à ça.

« Tu veux quoi, exactement ? »

•••

Je suis repartie de l’armurerie de Roy avec un sac de sport bourré d’armes et de munitions. J’avais pris des chargeurs pour mes flingues, deux pistolets mitrailleurs pas super discrets mais qui tiraient vachement vite, et un fusil à pompe qui, pour le coup, n’était ni discret ni rapide, mais qui faisait des gros trous et un bruit d’enfer quand on le rechargeait.

Je me suis dépêchée d’aller prendre mon train. J’avais un peu peur qu’un contrôleur zélé ne réalise que j’étais une criminelle en fuite ou que je transportais de quoi attaquer un fourgon blindé mais, à l’exception d’un gamin pénible qui n’arrêtait pas de brailler, il n’y a pas eu de problème.

J’ai pris le RER pour rentrer chez mes deux belles-mères. Juste avant d’arriver, alors que j’étais déjà dans leur rue, j’ai sorti mon téléphone portable pour appeler Rocher.

« C’est bon, a-t-il simplement dit. Vous aurez ce que vous avez demandé. »

Quelques minutes plus tard, le sac de sport toujours à la main, j’entrais dans la chambre d’Alys. Elle était assise à son bureau.

« Je suis de retour. Et j’ai acheté le matériel », ai-je dit en posant le sac à terre.

Elle s’est levée et s’est avancée vers moi, visiblement heureuse de me revoir.

« Il n’y a pas eu de souci ? a-t-elle demandé.

— Aucun.

— Parfait, a-t-elle dit. Tout se déroule comme prévu, alors. »

•••

« Vous allez passer la soirée ensemble ? » m’a subitement demandé Ernestine.

Je ne sais pas si c’est le bruit de la douche que prenait Alys qui lui avait mis la puce à l’oreille, mais la vieille sorcière me dévisageait avec un drôle d’air.

J’étais occupée à charger les différents « jouets » que Roy m’avait passés et à vérifier qu’ils ne s’enrayeraient pas au mauvais moment. Pendant ce temps, elle faisait je ne sais quoi avec des herbes bizarres.

« Oui, ai-je répondu. On va passer la soirée ensemble.

— Je veux dire, a-t-elle repris, juste toutes les deux ? Dehors ? »

Elle avait un air accusateur que je n’aimais pas beaucoup.

« C’est peut-être notre dernière soirée, ai-je répondu comme pour me défendre.

— Oui. Surtout si on vous reconnaît et que des tueurs vous descendent. Ou si vous préférez prendre du bon temps plutôt que de préparer la bataille de demain. »

Le mot « bataille » me semblait un tantinet exagéré, mais elle avait peut-être bien raison de l’utiliser : on se dirigeait effectivement vers quelque chose dans le style.

« On sera sages, ai-je promis. Et puis, quel est le plus probable : qu’un serveur nous reconnaisse, ou que des flics pensent à faire une descente chez les parents de la personne qu’ils recherchent ? »

Ernestine a eu un petit sourire mystérieux.

« Aucun policier ne pensera à venir ici.

— Et pourquoi pas ?

— Parce qu’on est mortes. »

J’ai froncé les sourcils.

« Vous voulez dire, d’un point de vue légal ? » ai-je demandé.

Alors, j’ai repensé à toutes les choses étranges que j’avais vues jusque-là, de la poussière à notre arrivée dans la maison – même si Alys avait fait un peu de ménage depuis – au fait que je n’avais jamais touché mes belles-mamans.

« J’imagine que non », ai-je repris.

Le sourire d’Ernestine s’est agrandi.

« Pas uniquement d’un point de vue légal, effectivement.

— Mais vous tripotez des plantes depuis tout à l’heure ! ai-je protesté.

— J’ai bien peur qu’elles n’aient pas plus d’existence physique que moi. Il faut bien s’occuper. »

J’ai décidé qu’il était temps pour moi d’allumer une cigarette. J’en avais besoin, et ma belle-mère ne respirait pas, alors elle n’allait pas m’emmerder.

« C’est sans doute indiscret, mais vous êtes morte depuis quand ?

— Un peu plus de soixante ans. C’était pendant la guerre. »

J’ai failli m’étouffer avec la fumée de ma cigarette.

« Quoi ? ai-je fait. Ça veut dire qu’Alys a été élevée par des fantômes ? »

Je suis pour l’homoparentalité et je n’ai rien contre les revenants, mais sur le coup j’ai trouvé que les deux en même temps, ça faisait un peu trop.

« On a essayé de la guider comme on pouvait. Ça n’a pas toujours été facile, mais bon, voilà. »

Elle m’a fait un petit sourire. Malgré tous les reproches qu’elle lui faisait, elle devait être plutôt fière de sa fille.

« Évidemment, a-t-elle repris, j’aurais préféré qu’elle ne se mette pas en tête de jouer à la roulette russe avec la magie noire. »

J’ai inspiré une bouffée de tabac et je me suis retenue de lui faire remarquer que, venant d’une sorcière morte depuis soixante ans, ça pouvait sembler drôle.

« Votre fille fait ce qu’elle doit faire. Il y a encore la vie d’une nana qui est en jeu, je vous signale. »

Ernestine m’a regardée quelques instants avec un air glacial, puis elle a baissé les yeux.

« Je le sais bien, a-t-elle admis. Quelqu’un doit faire ce qu’elle s’apprête à faire. Je voudrais juste que ça ne soit pas elle. »

•••

Alys s’est retournée vers moi. Elle n’avait pas l’air surprise de ma trahison. Elle a passé une main dans ses longs cheveux, sans doute pour se donner une vague contenance plus qu’autre chose.

Ses yeux fixaient le canon du .44 magnum que je pointais vers elle.

« Lev… a-t-elle soufflé en retenant visiblement un sourire.

— Tu croyais quoi ? ai-je demandé. Que j’étais vraiment amoureuse d’un travelo ? »

Elle s’est alors mise à rire et j’ai soupiré.

« Écoute, ai-je protesté, c’est toi qui veux qu’on répète. Si tu n’y mets pas du tien…

— Je sais, je sais. C’est juste que, venant d’une nana qui couche avec toutes les filles trans qu’elle croise… »

Elle s’est remise à rire, et je l’ai dévisagée avec mon regard mauvais.

« C’est de la diffamation, ai-je protesté. De la calomnie. Juste à cause de Cécila ? Franchement ? »

Alys a souri avant de m’embrasser fougueusement.

« On est obligées de faire ça ? ai-je demandé.

— Non, mais j’en ai envie. Pas toi ?

— Je ne parle pas des bisous, ai-je admis alors qu’elle s’attaquait à mon cou. Je parle du fait que le super plan pour arrêter les méchants implique qu’on meure toutes les deux. »

Alys ne s’est pas démontée et a commencé à passer sa main sous mon tee-shirt.

« Ça, c’est demain, a-t-elle dit à un moment où elle ne me léchait rien. Tu ne veux pas qu’aujourd’hui, on pense à autre chose ? »

•••

Deux heures plus tard, Alys et moi allions dîner dans un petit restaurant du voisinage.

On a pris une petite table isolée, sur laquelle était posée une chandelle. Très romantique.

« C’est moi, ai-je demandé, ou c’est la première fois qu’on sort vraiment dans un resto, toutes les deux ?

— Tu veux dire, sans compter les kebabs et les pizzerias ? Ouais, je crois que c’est une première. »

Et sans doute la dernière, ai-je songé d’un air lugubre. Heureusement, le serveur nous a apporté le menu, m’extirpant de mes pensées.

Une fois qu’il est reparti, Alys a attrapé la bougie et s’est fait couler un peu de cire chaude sur le bras. Je n’étais pas sûre que ce soit l’utilisation prévue des chandelles, mais je n’ai rien dit.

« Tu sais, ai-je lancé sur le ton de la rigolade, t’es vraiment la première nana avec qui je partage des choses pareilles. »

Elle s’est immobilisée et m’a regardée avec ses grands yeux bleus.

« Tu veux dire, la bougie, le SM et tout ça ? Ou fuir les flics et tuer des gens ?

— Non, j’ai eu des copines sado-maso. Je parlais de la sorcellerie, d’être en cavale, ce genre de choses. Et je ne parle même pas des belles-mères fantômes.

— Ouais, a dit Alys avec un sourire en reposant la bougie. D’ailleurs, il faut que je t’annonce quelque chose.

— Quoi ?

— Je t’aime. Je ne sais pas si je te l’avais déjà dit. »

J’ai souri et on s’est embrassées par-dessus la table.

« Moi aussi, je t’aime, ai-je ensuite répondu.

— Je voulais que ce soit un peu officiel, en quelque sorte. J’ai même un cadeau pour toi. »

Elle a sorti quelque chose de sa poche et me l’a tendu avec un air révérencieux. J’ai regardé ce que c’était en fronçant les sourcils.

« Une clé ? ai-je demandé.

— La clé de mon camion, a-t-elle expliqué sur un ton solennel. Le Black Siren.

— Tu m’offres la clé d’un camion qui n’existe plus ? »

Elle m’a regardée en souriant.

« C’est un peu la clé de mon cœur, métaphoriquement parlant.

— Tu sais, ai-je dit en la rangeant, je crois que tu es la fille la plus givrée avec laquelle je sois jamais sortie.

— Merci, a répondu Alys qui prenait visiblement ça comme un compliment. Toi aussi. »

Chapitre 15. Le loup déguisé en agneau

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Le jour où j’ai tué Alys

Alys a arrêté le van de ses deux mamans dans une espèce de forêt lugubre. J’ai jeté un coup d’œil. Il était onze heures du soir, mais la pleine lune éclairait le bois, lui donnant une ambiance assez surréaliste.

« Tu peux m’expliquer, ai-je fait alors qu’elle éteignait le moteur, pourquoi est-ce qu’on est là, déjà ? Je veux dire, Rocher et sa clique de sorciers tueurs, c’est ta peau à toi, qu’ils veulent ?

— Ouais, a dit Alys en éteignant les phares.

— Ici même ? À minuit pétante ?

— Ouais, a-t-elle répété. On est un peu en avance. »

Elle a sorti une cigarette de son blouson et l’a allumée, tandis que je me préparais à râler pour masquer mon appréhension.

« Donc, ai-je dit, il suffirait qu’on soit partout ailleurs pour qu’ils soient baisés ?

— Je pense qu’ils ne trouveraient pas ça aussi bien qu’avec moi, mais ils tueraient probablement une autre victime.

— Tu sais, je me demande quand même si on ne fait pas une connerie en voulant la jouer façon OK Corral. »

Mon air de grosse dure à cuire en prenait un coup, mais ça me déculpabilisait de dire ça une fois qu’il n’y avait plus de retour en arrière possible et qu’on allait devoir la jouer bourrin.

•••

Un quart d’heure plus tard, on ouvrait le coffre pour sortir notre arsenal. J’ai attrapé le fusil à pompe en plus des deux flingues que j’avais déjà sur moi, tandis qu’Alys a pris le pistolet mitrailleur et un revolver classique.

Ça allait plutôt bien avec le look qu’elle avait ce soir. Elle avait passé une heure à se coiffer et à choisir sa robe, rouge et très courte, et elle avait même mis ses bottes à talons vertigineuses.

J’avais trouvé étrange le soin inhabituel qu’elle avait pris à s’habiller et se maquiller, mais je n’avais rien dit, croyant comprendre qu’il y avait une histoire de sorcellerie derrière.

De mon côté, j’avais gardé sa jupe en cuir. Elle me plaisait vraiment, en fait.

« Prête ? a demandé Alys.

— Ouais », ai-je dit d’un air sûr de moi, avant de charger mon fusil à pompe d’une façon hyper virile.

On avait prévu des lampes torches, mais on n’a pas eu besoin de s’en servir : la lueur de la lune était suffisante, et ça nous permettait d’être plus discrètes.

On a marché dix minutes, puis j’ai pointé mon fusil sur Alys et lui ai tendu une paire de menottes.

« Enfile ça », ai-je dit simplement.

Elle a obéi sans rien dire, avec seulement un petit sourire aux lèvres. Putain, c’était tordu.

« J’espère que ce n’est pas la dernière fois que tu me fais mettre des menottes », a-t-elle ironisé.

Sur le coup, je n’ai pas trouvé de truc drôle à répondre.

•••

On a encore marché une vingtaine de minutes sur un chemin forestier, Alys devant et moi derrière, qui la tenais en joue avec mon fusil. Le sentier débouchait sur une sorte de clairière où se trouvait une petite cabane en bois. Peut-être la maison d’un bûcheron, ai-je songé brièvement.

Il y avait deux tables de pique-nique, chacune avec deux bancs de chaque côté.

Nonchalamment assis sur l’un d’entre eux, j’ai reconnu Rocher, éclairé par une petite lampe torche. Il était accompagné de trois hommes : le sorcier qu’on n’avait pas réussi à arrêter la fois précédente – Roland, si j’avais bien suivi – et deux types dont le visage ne me disait rien.

J’ai eu envie de gerber en réalisant que, sur la table, il y avait une nana, bâillonnée et ficelée par ces connards misogynes. Sans doute la victime de substitution au cas où Alys ne se serait pas pointée.

« Antoine Rocher, je suppose ? » a demandé cette dernière.

Rocher a souri, tandis que je poussais un peu ma prisonnière pour qu’elle avance. On était maintenant à proximité du petit groupe, et Alys s’est tournée vers moi d’un air las.

« Pourquoi tu fais ça, au fait ? a-t-elle demandé. L’argent ? La promesse de pouvoir ?

— L’argent, surtout, ai-je expliqué en souriant.

— Cent cinquante mille euros, a annoncé Rocher. Vous valez une vraie fortune, Alys.

— Alors c’est ça ? a-t-elle soupiré. Juste le fric ? »

Elle a jeté un regard vers mon fusil et m’a fait des gros yeux que les autres, se trouvant dans son dos, ne pouvaient pas voir. Je me suis demandé ce qu’elle voulait me dire pendant une fraction de seconde, puis j’ai compris que je n’étais pas censée la menacer avec cette arme-là.

Même les bons plans peuvent avoir quelques accrocs. Cela dit, je voyais un moyen facile de me rattraper aux branches.

« Juste le fric, ai-je admis. Et ne pense même pas à te servir de ton flingue, d’accord ? »

Je me suis approchée d’elle et j’ai attrapé le .44 magnum qui se trouvait toujours dans son blouson. Son flingue fétiche. J’aurais dû la fouiller et le prendre avant, mais j’avais oublié.

« Le flingue de l’inspecteur Harry, ai-je dit en pointant ma nouvelle arme vers elle et en laissant tomber le fusil par terre. Je dois au moins reconnaître que tu as du goût. »

Contrairement à Alys, ma remarque a fait sourire Rocher.

« Sauf qu’il ne suffit pas d’avoir le flingue, a-t-il ajouté. Il faut aussi les preuves, les aveux, ce genre de choses qui font que les truands n’arrêtent pas d’être libérés.

— Oh, c’est ça ? a raillé ma copine. Vous voulez réinstaller une dictature fasciste ? Je comprends que Lev vous aide, avec son goût pour les fringues de nazi. »

Je lui ai lancé un regard mauvais. C’était tout de même un coup bas.

Rocher s’est levé, puis a fait quelques pas, comme pour se dégourdir les jambes. Mais je voyais bien qu’il préparait ce qu’il allait dire.

« Il ne s’agit pas d’une dictature, a-t-il expliqué en se tournant vers Alys. La magie nous permettra simplement d’avoir de meilleurs outils.

— La magie, c’est de la connerie », a-t-elle simplement répliqué.

Manifestement, elle commençait à être un peu énervée par le flic. Je pouvais la comprendre.

« Tout ce que vous avez fait, vous et votre taré de sorcier, c’est tuer des nanas. C’est la base de votre magie de merde, non ? La misogynie… »

Son discours n’a pas eu l’air de convaincre le sorcier, qui s’est approché d’elle et lui a jeté un regard dédaigneux.

« Tu es imprégnée de magie noire, a-t-il craché. Tu n’es pas très différente de moi, quand on y pense. À part que tu es dans le camp des perdants… »

Alys a éclaté de rire, et j’ai vu Rocher grimacer en regardant sa montre. Visiblement, il n’avait pas envie que le débat sur la bonne utilisation de la magie s’éternise.

« Parce que vous êtes le camp des gagnants ? a demandé Alys en levant les yeux au ciel. Deux cinglés qui pensent que buter des sorcières va leur permettre de faire apparaître leur magie et leur dieu pathétique dans ce monde ? Vous savez quelle est la vraie différence entre vous et moi, Roland ? »

Le sorcier a souri, puis a secoué la tête.

« J’imagine que vous allez me le dire.

— Quand je suis allée de l’Autre Côté, j’y ai vu des choses terriblement magnifiques et tellement moins ennuyeuses que la réalité. À cause de ça, j’ai failli ne plus revenir. À cause de ça, je n’ose plus aller dans le monde des rêves, parce que je sais que je ne voudrai pas me réveiller. Mais vous, tout ce que vous voyez, c’est le pouvoir. Au point que vous n’êtes même plus capable de comprendre que ce n’est pas réel. Tout ce qui vous intéresse, c’est de montrer votre phallus et de jouer à qui a la plus grosse. Dès qu’on vous demande un sacrifice, plutôt que de vous mettre en danger, la première chose qui vous vient à l’esprit, c’est de buter des meufs. C’est bien de la magie de mec. »

Le sorcier a souri à nouveau.

« Merci pour le cours, a-t-il ironisé. J’ai une bonne nouvelle pour vous : puisque vous tenez absolument à en être une, vous allez mourir en tant que femme. Considérez cela comme un cadeau.

— Lev ? a dit Rocher en me regardant. Ça va être l’heure.

— Ouais, mais je veux voir le fric d’abord. »

Le policier a haussé les épaules, puis sorti un petit sac qui se trouvait sous la table. Il l’a ouvert : il était rempli de billets. Je n’ai pas pris la peine de compter, me contentant d’un hochement de tête d’approbation.

« Il faut d’abord que vous finissiez votre job », a-t-il dit en refermant le sac.

J’ai soufflé bruyamment. C’était le moment où je ne voulais pas arriver. Mais on n’avait plus le choix, maintenant. Le point de non-retour était passé depuis un bon moment.

Alys s’est retournée vers moi. Elle avait l’air un peu surprise que je me coltine le sale boulot. Elle a passé une main dans ses longs cheveux, sans doute pour se donner une vague contenance plus qu’autre chose. À cause de ses menottes, le geste avait quelque chose de bizarre.

Ses yeux fixaient le canon du .44 magnum que je pointais vers elle.

« Lev… » a-t-elle imploré.

Elle guettait sur mon visage une émotion particulière, le signe que je m’apprêtais à flancher ; mais je me suis contentée de sourire.

« Je t’avais dit de ne pas me faire confiance. Et puis, tu croyais quoi ? Que j’étais vraiment amoureuse d’un travelo ? »

J’espérais que mon air négligent masquerait mon manque d’assurance. Bordel de merde, je ne la sentais pas, cette affaire.

Alys a soupiré, puis a plongé sa main dans la poche de sa veste. Je n’ai pas tressailli : je savais qu’elle n’avait plus d’arme sur elle et que, de toute façon, elle ne m’attaquerait pas. Elle a sorti une cigarette et me l’a montrée d’un air interrogateur.

Une condamnée à mort était bien censée avoir droit à une dernière clope, pas vrai ? C’était la règle. Je lui ai fait un petit signe de tête, puis j’ai attrapé mon Zippo dans la poche de mon blouson, tout en tenant le lourd revolver de l’autre main.

Je lui ai lancé le briquet, et elle l’a attrapé d’un geste gracile malgré les menottes, avant d’allumer sa cigarette.

« Alors, c’est la même vieille histoire ? a-t-elle demandé entre deux bouffées de tabac.

— Quelle histoire ?

— L’histoire du mec qui tue une transsexuelle à cause de ce qu’elle a entre les jambes, parce qu’il y a tromperie sur la marchandise. »

Je suis restée silencieuse quelques instants. Je ne voyais pas vraiment pourquoi elle parlait de ça, mais je me suis dit que ça pourrait peut-être être crédible auprès de Rocher, qui ne nous avait jamais vu baiser ensemble.

Au moins, elle évitait de me traiter de transloveuse.

« Je ne suis pas un mec, ai-je finalement répondu, ne voyant pas trop quoi dire d’autre.

— Non, a-t-elle admis, mais c’est le même schéma narratif. »

J’ai haussé les épaules, en me préparant mentalement au geste que j’allais commettre. Putain, c’était de la folie.

« Est-ce que tu as autre chose à dire ? ai-je demandé en armant le revolver. Ce serait con que tes deux derniers mots soient schéma narratif… »

Elle a acquiescé de la tête, inspiré une dernière bouffée de tabac, et jeté sa cigarette par terre. Puis elle m’a regardé dans les yeux et elle a dégluti.

« Je t’aime », a-t-elle dit.

J’ai hoché la tête avant de lever mon arme vers elle.

« Moi pas », ai-je menti en appuyant sur la détente.

Il y a eu une détonation assourdissante, une explosion de sang, et Alys s’est écroulée par terre, sans vie.

Rocher et Roland me regardaient tous les deux, impressionnés.

« Ça alors, a simplement dit le sorcier. Je ne pensais pas que vous le feriez. »

Je me suis agenouillée à côté du corps sans vie de mon amante et j’ai déposé le flingue sur sa poitrine. Après tout, c’était son préféré. Dans certaines cultures, on enterre les morts avec une arme, histoire d’avoir une assurance pour faire le voyage. Alors autant prendre un gros calibre, non ?

Accessoirement, j’étais juste à côté du fusil à pompe que j’avais laissé tomber quelques minutes plus tôt.

« Excusez-moi, a dit Roland en s’approchant à son tour du corps. Il faut que je fasse le rituel. »

Il a commencé à tripoter le sang d’Alys, et j’ai eu sacrément envie de lui en coller une, mais je me suis dit que ça n’était pas le moment.

« Vous savez, a dit Rocher, je suis vraiment surpris. Je pensais que vous prépareriez un coup tordu, toutes les deux. Bien sûr, vous n’auriez eu aucune chance. »

Il a fait un petit signe, et j’ai vu trois types sortir des bosquets avoisinants. Ils avaient des fusils de sniper et des saloperies de lunettes de vision nocturne.

Effectivement, on se serait fait descendre au moindre geste.

« Vous savez, ai-je admis, Alys avait effectivement prévu quelque chose de tordu.

— Vraiment ?

— Oui, ai-je dit en m’approchant doucement du fusil à pompe. Une stratégie basée sur les échecs.

— Les échecs ?

— Vous savez ? Sacrifier sa reine pour tuer le roi ennemi. »

D’un mouvement rapide, j’ai attrapé le fusil et tiré en plein dans la tête de Roland.

Évidemment, juste après ça, je me suis fait descendre.

•••

Alys était excessivement belle. Elle avait les cheveux vachement mieux coiffés que d’habitude, le visage sans imperfection, la poitrine et les fesses beaucoup plus rondes, et un peu moins de gras. Elle portait une robe rouge très jolie et très courte, et des talons aiguilles qui lui faisaient des jambes magnifiques.

Bref, Alys ressemblait à une poupée Barbie, sans la distance qu’il y avait d’ordinaire quand elle se déguisait en poupée Barbie.

C’était un rêve, et ce n’en était pas vraiment un. Alys se trouvait dans une espèce de château aux murs en pierre et elle avançait dans un couloir, d’un pas vif malgré ses talons.

Ensuite, elle était dans une pièce très grande. Une femme plutôt canon se trouvait en face d’elle.

Elle posait sa main sur la joue d’Alys, avec une attitude possessive.

« Tu es belle, a-t-elle dit.

— Oui.

— Tu aimerais être comme ça ? »

Alys a semblé réfléchir. Peut-être qu’elle se demandait le sens de la question : elle était déjà comme ça, après-tout ; peut-être que l’Alys morte se rappelait à quoi avait ressemblé l’Alys vivante.

« Oui », a-t-elle finalement répondu.

La femme en face d’elle a eu l’air contente. Ça lui plaisait, qu’Alys veuille ressembler à une poupée Barbie.

« Tu peux devenir une vraie femme, a-t-elle repris. À part entière. »

Alys s’est contentée de hocher la tête et de dire :

« Oui.

— Et tu pourrais être belle et jeune. Pour toujours. »

La femme s’est décalée, et derrière elle il y avait une baignoire. Pleine de sang.

Et Alys a acquiescé et dit à nouveau, docilement :

« Oui ».

•••

Depuis la position où j’étais, je ne voyais que la lune et quelques arbres ; le tout avec une espèce de voile rouge sur les yeux.

Mes blessures me faisaient atrocement souffrir. J’avais pris une ou deux balles dans le bide, et au moins une dans la tête. De quoi tuer n’importe qui, il n’y avait pas de doute.

« Ça va, ça va », a dit Roland.

Je n’entendais que sa voix, quelque part sur ma gauche, et elle me paraissait étouffée.

J’avais déjà un peu moins mal. En contrepartie, j’avais une faim bizarre. Ça n’était pourtant pas le moment d’avoir la dalle, si ?

Rocher a dit quelque chose que je n’ai pas bien compris. Un truc du genre « Vous êtes sûr ? », je suppose.

Pendant ce temps, je sentais mon corps trembler. Les poils de mon visage me grattaient. Je n’en avais pas tant que ça, d’habitude.

« Le rituel a commencé, a dit Roland. Une fille comme elle ne peut rien faire face à ma magie. Ce ne sont pas ses balles qui vont m’arrêter. »

Je ne le voyais toujours pas. En fait, je n’avais que la lune dans mon champ de vision. Une putain de pleine lune. Une pleine lune magnifique. J’avais l’impression qu’elle m’emplissait d’énergie, comme si j’étais immortelle.

« Il faut que je continue, a dit Roland. Vous, assurez-vous qu’elle est bien morte. »

Un type s’est approché de moi et j’ai tourné la tête pour pouvoir l’observer. Il m’a regardée d’un air bizarre. J’ai souri.

« Monsieur, a-t-il dit. C’est étrange.

— Quoi ? a demandé Rocher, agacé.

— Elle est vachement poilue, cette nana… »

Je me suis alors redressée d’un bond et je lui ai tranché la gorge avec mes griffes.

Ce connard de sorcier allait regretter que le loup-garou qu’il m’avait envoyé dix jours plus tôt ait eu la mauvaise idée de me mordre.

•••

La femme qui se tenait en face d’Alys lui montrait la baignoire pleine de sang d’un geste tentateur, mais celle-ci a hésité un moment.

Elle s’est finalement tournée vers son « hôte » et a froncé les sourcils.

« Attendez une seconde, a-t-elle fait d’une voix hésitante.

— Oui ?

— Tout cela semble très intéressant, a-t-elle admis. Et le cadre est, disons… »

Elle a fait un geste vague vers la baignoire, les murs en pierre et les teintures rouges recouvrant des fenêtres qui devaient être énormes.

« Définitivement très pittoresque. Personnellement, j’aurais rajouté quelques cercueils et des têtes de mort, mais ce sont mes goûts personnels et je dois reconnaître qu’il y a un certain cachet. Cela dit, ce que je voudrais savoir, c’est : pourquoi moi ?

— Tu es beaucoup plus intéressante, a répondu la femme. Toutes ces histoires autour de toi. Ce besoin d’être ce que tu ne pourras jamais être autrement que par mon aide. C’est tellement plus original que ces histoires de vie éternelle. »

Alys a hoché la tête, puis a plongé son regard dans les yeux de la femme.

« D’accord, a-t-elle dit. Mais d’abord, montrez-moi votre vrai visage. Je veux parler à autre chose qu’à une projection de mon subconscient. »

La femme a froncé les sourcils, manifestement étonnée par une telle requête.

« Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

— Ce que je veux dire, c’est : montre-toi à moi, Sitri Bitru, je te l’ordonne. Et sous forme humaine, s’il te plaît, je n’ai pas envie de causer à une gueule de léopard. »

•••

Je me suis pris une rafale de mitraillette venant d’un des trois hommes au look paramilitaire qui nous avaient guettées dans les bois.

J’ai baissé les yeux vers mon torse. Sous les trous de mon blouson, ceux de ma peau se refermaient. C’était assez bonnard.

En tout cas, pour l’aspect régénération. Ça me faisait quand même un peu chier de voir que mon blouson était niqué.

J’ai essayé d’attraper un pistolet dans une poche intérieure, mais ce n’était vraiment pas simple avec mes griffes. Je ne m’étais pas transformée en loup, mais j’en avais pris certaines caractéristiques, comme la pilosité ou les muscles. Et les griffes, donc.

En bonne gouine de base, je n’étais vraiment pas habituée à avoir les ongles longs.

Et en fin de compte, j’avais une méchante faim qui me poussait à étriper mes ennemis au corps à corps plutôt qu’à essayer de me les faire de loin.

Alors que j’encaissais de nouveaux impacts de balles, qui n’avaient pas beaucoup plus d’effets que les précédents, j’ai retroussé mes lèvres dans un sourire horrible.

J’avais envie de les bouffer, et ce n’est pas une image.

•••

En face d’Alys se trouvait maintenant un homme magnifique, portant un costume pourpre impeccable et doté d’ailes noires impressionnantes. Un esprit chagrin se serait demandé comment les ailes faisaient pour passer à travers le costume et s’il avait demandé une coupe spéciale à un tailleur, mais c’était le domaine du mythe et de la magie, alors on ne posait pas vraiment ce genre de questions.

« Comment connais-tu mon nom ? a-t-il demandé.

— J’ai une amie calée, a répliqué Alys. Ce que je ne comprends pas, c’est comment ces types pouvaient penser que tu allais réellement les aider à jouer aux super-flics ? »

Le démon s’est contenté d’un sourire enjôleur.

« Peu importe, a-t-il dit. Il est temps. Plonge-toi dans le sang. »

Alys s’est approchée de la baignoire à l’allure baroque et a examiné son contenu d’un air soupçonneux. Elle s’est ensuite baissée pour plonger un index à l’intérieur, avant de goûter.

« Hum, a-t-elle fait. Je crois que j’aurais préféré du chocolat fondu.

— Plonge, a répété Sitri.

— Tu sais, a fait Alys en se retournant subitement, je trouvais ce coup sympa la première fois. Je veux dire, quand j’ai vu la baignoire, je me suis dit que tu étais peut-être une sorte de fantôme d’Élisabeth Báthory, et je n’ai pas pu m’empêcher de trouver ça cool. »

Elle s’est approchée du démon et l’a dévisagé des pieds à la tête d’un air dédaigneux.

« Et qu’est-ce que j’ai en face de moi ? Un pâle imitateur.

— Je suis un dieu millénaire, a protesté Sitri. Je vends la beauté aux femmes et le pouvoir aux hommes.

— Ouais, ouais, a soupiré Alys. Et tu t’es dit qu’avec une trans il y a avait moyen d’avoir le meilleur des deux. Fabuleux. Je passe sur le côté mortellement éculé des rituels. Une fois, juste une fois dans ma vie, j’aimerais tomber sur un dieu un peu original.

— Réfléchis ! a protesté Sitri. Tu deviendras enfin ce que tu veux être. Et tu seras belle à jamais. Ton visage n’aura pas à connaître le poids des années et à flétrir dans quinze ou trente ans. »

Alys a regardé le sang, puis Sitri. Elle s’est mise à sourire.

« Pourquoi remettre à plus tard ce qu’on peut faire tout de suite ? » a-t-elle demandé.

Après quoi, elle a passé ses longs ongles parfaitement vernis contre son visage, le lacérant profondément.

Sitri s’est mis à crier.

•••

J’ai sauté sur le dernier des hommes de main avec la rage au ventre. C’était vraiment un bond impressionnant, genre dix mètres d’un coup. Je commençais à être à l’aise avec ma nouvelle forme, et c’était plutôt sympa.

Je dois dire que mes souvenirs de ce moment sont assez flous. Entre les passages de la réalité à une sorte de rêve ou de cauchemar et les transformations en garou, la mémoire a dû avoir un peu de mal à suivre.

En tout cas, j’ai bondi sur le dernier type et je l’ai mordu violemment à la gorge. Son sang a jailli dans ma bouche et j’ai cru que j’allais avoir un orgasme.

Rétrospectivement, je me dis que c’était quand même super malsain de prendre son pied en tuant quelqu’un, même si c’était un gros connard. Mais étant donné les circonstances, je ne me sens pas trop coupable pour autant.

Il ne restait plus que Roland, occupé à tracer un pentacle avec le sang du cadavre d’Alys, et Rocher, qui n’avait bizarrement rien fait pour m’attaquer jusque-là.

C’est lorsque j’ai entendu une détonation et que j’ai senti une atroce douleur dans mon épaule gauche que j’ai compris pourquoi. Normalement – enfin, si on peut considérer qu’être un loup-garou est normal – les balles n’étaient plus censées me faire mal.

« Touché ! » a-t-il lancé tandis que, passée du rôle de chasseuse à celui de proie, j’essayais désespérément de me mettre à couvert.

Je n’étais parvenue qu’à faire une quinzaine de mètres et à m’écrouler lorsqu’une balle m’a explosé la jambe.

Le sang coulait à flots, et la blessure ne se refermait pas. Merde. J’étais mal barrée.

« Lev, a-t-il ricané en s’approchant de moi. Vous n’avez pas révisé vos classiques. Les loups-garous n’aiment pas l’argent. »

•••

« Tu croyais vraiment que j’étais attirée par tes chimères ? a demandé Alys avec un sourire alors que le sang coulait de son visage désormais nettement moins parfait. Tu as vraiment cru que tes petites incursions dans mes rêves allaient fonctionner ?

— Tu pourrais être belle et éternelle ! a protesté Sitri. Devenir une femme complète !

— Oh ! Oui ! Ça t’a plu, ça, hein ? s’est exclamée Alys. La pauvre petite trans prête à tout pour devenir une vraie femme, je savais que ce serait une histoire trop belle pour que tu y résistes. »

Sitri s’est approché d’Alys et a montré ses dents d’un air menaçant.

« Qui es-tu, mortelle, pour venir me défier dans mon propre domaine ?

— Oh, j’ai beaucoup de noms. En ce moment, j’aime bien qu’on m’appelle Alys. Avec un « y », note bien. »

Le démon a incliné la tête d’un air dédaigneux et arboré un rictus menaçant.

« Alors, Alys avec un y, apprête-toi à mourir.

— Dans votre monde à vous, a-t-elle repris en l’ignorant, on m’appelait la Camionneuse. Avec une majuscule, je crois. J’aimais bien.

— Peu importe ton nom ! a craché Sitri. Tu vas mourir ! »

•••

Rocher a tiré dans ma jambe valide.

« Ah, a-t-il ironisé. Vous auriez dû accepter mon offre, Lev. Maintenant, regardez-vous. Vous n’êtes plus qu’une bête impuissante. Incapable de vous enfuir, incapable de m’attaquer. Et évidemment, sous cette forme, impossible de vous servir de vos armes. Quel dommage, hein ? »

Je me suis retournée sur le dos et j’ai vidé mon chargeur sur cet enfoiré.

J’ai souri malgré la douleur causée par les griffes, qui avaient déchiqueté la paume de ma main droite : même en garou, ça n’était pas complètement impossible de se servir d’un flingue. Ça faisait juste un mal de chien.

J’ai fait le point sur la situation. Du côté des méchants, il ne restait plus que Roland. Seulement, il avait l’air d’avoir tiré une force assez imposante de sa magie alors que j’étais à peine capable de ramper. Pendant que ses hommes se faisaient déchiqueter, indifférent à leur sort, il avait tracé un énorme pentacle en se servant du sang d’Alys, à l’intérieur duquel il était maintenant en train de réciter des trucs auxquels je ne pigeais rien.

Du côté des gentilles, Alys était toujours aussi morte et la fille que ces connards avaient ligotée étaient toujours aussi ligotée.

Je me suis dirigée vers elle, profitant de l’inattention de Roland, tout à ses incantations.

J’ai réussi à me mettre à quatre pattes en grimaçant de douleur et, mètre par mètre, je me suis trainée jusqu’à sa hauteur. J’ai entrepris d’utiliser mes griffes pour la détacher, en faisant attention à ne pas la blesser.

Putain, à l’avenir, il faudrait que j’apprenne à rentrer ces gros machins.

J’ai finalement réussi à la détacher, et elle a pu retirer son bâillon elle-même.

« Qui êtes-vous ? a-t-elle murmuré.

— Je m’appelle Lev, ai-je grogné. Vous devriez vous enfuir avant que ce type ne vous remarque. »

Elle a paru hésiter quelques secondes, puis a posé ses mains sur mon blouson criblé de balles.

« Je m’appelle Sophie, a-t-elle dit. Si vous me prêtez votre manteau pour me couvrir un peu, je vous aide à marcher.

— Marché conclu », ai-je dit sans réfléchir.

Elle a enfilé le blouson et j’ai décidé qu’elle avait l’air d’aller à peu près bien. Pour autant qu’on puisse aller bien dans ces circonstances.

Elle m’a ensuite aidée à me redresser, ce qui n’était pas évident, vu que j’étais un poil plus lourde qu’elle.

« Je peux vous poser une question, Lev ? a-t-elle demandé.

— Quoi ?

— Pourquoi avez-vous tué votre amie ? »

J’ai regardé le corps sans vie d’Alys et j’ai serré les dents.

« C’est une longue histoire.

— Vraiment ?

— Pour faire bref, il fallait qu’elle aille de l’Autre Côté, et on n’avait pas de camion sous la main. »

•••

« Tu serviras de nourriture aux chiens de l’enfer, pathétique humaine ! a hurlé Sitri.

— Attends, attends ! a protesté Alys. Tu ne veux pas savoir pourquoi on m’appelle comme ça ? »

Le démon a craché, un peu comme les chats quand ils ne sont pas contents, mais en plus grand et avec des dents plus pointues.

Et, un peu comme les chats, il était assez curieux et assez joueur pour ne pas tuer sa proie tout de suite.

« J’avais un camion, a expliqué Alys.

— Je me moque de ton camion !

— Tu ne devrais pas, a-t-elle protesté avec un air boudeur. C’était un super camion. Il s’appelait le Black Siren, et je suis allée en Enfer avec. Ça m’a valu une certaine réputation et, donc, ce surnom. »

Sitri a donné un grand coup de griffe vers la gorge d’Alys, qu’elle a évité de justesse grâce à un petit bond en arrière.

« Attends ! a-t-elle répété. C’était vraiment un engin génial. J’avais même ajouté cette télécommande pour ouvrir les portes. Ça faisait bip-bip, c’était drôle. »

Alys a sorti de sa poche l’espèce de télécommande qui servait d’ordinaire à verrouiller ou déverrouiller une voiture, mais ça n’a pas eu l’air d’intéresser Sitri, qui a simplement essayé de la mordre.

« Quand on était dans l’au-delà, a repris Alys en esquivant les dents du démon, le Black Siren était même capable de me retrouver, grâce à ce bidule. C’est magnifique, non ? »

Sitri a hurlé et s’est précipité sur elle, parvenant à attraper sa gorge avec une de ses mains griffues et à la plaquer contre un mur, les pieds à vingt bons centimètres du sol.

« Tu as voulu te jouer de moi, misérable mortelle ! a-t-il craché.

— Malheureusement, a soupiré Alys, toujours focalisée sur son camion malgré ses difficultés à respirer, un voyage a mal tourné. J’ai failli mourir et le Black Siren s’est retrouvé coincé dans l’autre monde. Dans le monde réel, ce n’est plus qu’un tas de tôle cramée.

— Tais-toi ! a hurlé Sitri. Tu t’es moquée de moi, mais contemple ton échec ! Ta mort va me permettre le passage vers ton monde ! »

Le regard d’Alys tournait sérieusement au vitreux, mais ça ne l’a pas empêchée de sourire.

« Oh, attends, a-t-elle fait. On est dans l’autre monde, là, non ? »

Sitri l’a regardée quelques instants sans vraiment comprendre où elle voulait en venir, avant qu’un bruit sourd de klaxon ne retentisse. À peine avait-il eu le temps de se tourner vers son origine qu’il passait sous les roues d’un trente-huit tonnes.

•••

« Il faut qu’on arrête ce type », ai-je indiqué à Sophie en essayant péniblement de tenir mon arme.

Roland a choisi ce moment pour se tourner vers nous, et il nous a lancé un regard mauvais.

« Vous sentez le pouvoir ? a-t-il demandé.

— Sens celui-là, de pouvoir », ai-je répliqué en tirant quelques cartouches sur lui.

Les balles se sont immobilisées au-dessus du pentacle. J’ai levé les yeux au ciel.

« Oh non, pas encore. »

Il a claqué des doigts et les munitions sont piteusement tombées par terre, dans un petit cliquetis métallique.

« Cette fois-ci, je ne vous les renvoie pas, a-t-il dit d’un air doux. Sous cette forme-là, elles ne vous blesseraient pas.

— Vous êtes trop aimable, ai-je raillé.

— Par contre, a-t-il dit en levant la main, je vais vous montrer que cette magie est assez forte pour vous tuer. »

J’ai alors senti que quelque chose se resserrait sur ma gorge. Le sorcier a encore fait un petit geste avec ses doigts, et mon corps entier s’est élevé doucement au-dessus du sol. Ça faisait un peu poltergeist, ai-je eu le temps de me dire alors que ma conscience déclinait dangereusement. Je commençais à maîtriser les termes occultes.

•••

« Bordel, a fait Alys en reprenant péniblement son souffle, c’était pas trop tôt. »

Elle est parvenue à se relever, admirant le poids lourd qui s’était arrêté devant elle. Toute la carrosserie semblait avoir brûlé et une traînée de flamme s’étendait derrière les pneus, là où il s’était matérialisé.

Elle s’est approchée de lui pour caresser la carcasse d’un geste délicat.

« Pauvre camion. Les vilains démons t’ont fait du mal, hein ? »

Je ne sais pas ce qu’elle aurait fait avec son poids lourd si on l’avait laissée seule, mais Sitri a remué.

Alys s’est approchée de lui et l’a regardé avec un petit air sadique.

« Oh, tu voulais un bain de sang, hein ? »

Elle a attrapé le corps du démon et l’a trainé vers la baignoire.

Attrapant la tête de Sitri, elle l’a frappée violemment contre le bord en marbre. Puis elle l’a fait une deuxième fois.

« Tu ne peux pas… » a essayé de protester le démon, mais un nouveau coup contre le marbre de la magnifique baignoire pleine de sang l’a fait taire.

« Tu pourrais devenir…

— Oh, la ferme », a répliqué l’ancienne camionneuse en lui plongeant la tête dans le liquide.

Elle arborait un sourire malsain tandis qu’elle maintenait la tête du démon sous le sang.

Quelques minutes plus tard, Alys sortait de la baignoire le squelette de Sitri. Normalement, un type qui se noie, même quand c’est dans du sang, ne se transforme pas instantanément en squelette, mais on n’était plus vraiment dans la normalité depuis un petit bout de temps.

Elle est retournée vers son camion. Lucifer était apparue entretemps et s’était assise sur le capot, sous l’apparence d’une femme androgyne aux cheveux courts et aux yeux rouges.

Lucifer s’est mise à applaudir en voyant Alys revenir de son déicide.

« Félicitations, a-t-elle lancé. Tu as éliminé brillamment mon petit adversaire.

— Ouais, a répondu Alys en sortant une cigarette de son manteau. Le coup du camion, ça fait un peu deus ex machina, mais ça me plaît toujours autant. Et puis, c’est le monde des rêves, on peut se lâcher.

— Ah, ce camion, a lancé Lucifer en donnant une tape joviale au Black Siren. Vu la description que tu en as fait, tu as vraiment l’air de l’apprécier. »

Alys a souri et passé sa main sur la carrosserie d’un geste sensuel.

« On a fait pas mal de route ensemble. Ça fait du bien de voir qu’il est toujours là.

— À t’attendre, a ajouté Lucifer.

— Ouais, je suppose. »

La porteuse de lumière a bondi du camion et s’est approchée de ma copine avant de poser une main sur sa joue.

« Tu pourrais le conduire à nouveau. Aller n’importe où et plus encore, ma belle princesse.

— Je pourrais, a admis Alys, rêveuse. Explorer le monde des rêves et des cauchemars et rencontrer des créatures que je ne peux même pas imaginer, plutôt que de retourner dans une réalité désespérément banale.

— Tu n’as pas ta place dans ce monde minable, de toute façon », a repris Lucifer en lui caressant les cheveux.

Alys a jeté un regard soupçonneux à la démone.

« Si je ne doutais pas de la pureté de tes intentions, j’envisagerais que tu m’aies demandé de tuer ton « rival » uniquement pour m’attirer ici et me convaincre de ne jamais revenir dans le monde réel.

— Je ne suis pas sûre que tu aies vraiment besoin d’être convaincue, a répondu Lucifer avec un petit sourire. C’est ce que tu veux, et tu le sais. »

Alys s’est contentée de regarder son camion onirique d’un air légèrement dépité.

« Tu as peut-être raison.

— Oui.

— Sauf que je n’ai plus la clé.

— Quoi ?

— La clé du camion, a expliqué Alys. Je suis désolée, Archange de la Tentation. Je renoncerais avec plaisir au monde si ennuyeux des vivants, mais j’ai donné la clé à une vivante moins ennuyeuse que la moyenne, et parcourir les Enfers à pied n’est pas une perspective aussi réjouissante. Je crois que je suis dans l’incapacité technique de céder au chant de tes sirènes aujourd’hui. »

Lucifer l’a fusillée du regard.

« Ton âme m’appartient, et tu le sais. Tôt ou tard, tu viendras à moi.

— Je sais, a admis Alys avec un petit sourire. Une prochaine fois, promis. »

•••

« Alors ? a demandé Roland tandis que ma vision commençait à s’obscurcir à cause du manque de sang au cerveau. Vous regrettez d’avoir voulu jouer au con, hein ?

— On y joue en équipe double », a répliqué Alys avant de lui envoyer un méchant crochet du droit au visage.

Je me suis effondrée, et j’ai bien senti le choc quand mes jambes blessées ont heurté le sol. Putain, j’aurais dû prévoir de la morphine.

J’ai jeté un regard vers Sophie. Le souffle encore coupé, elle semblait à peu près dans le même état que moi.

Pendant que je faisais mes observations, Roland s’était tourné vers Alys et la contemplait avec un sourire suffisant.

« Oh, vous n’êtes plus morte.

— Non, a fait Alys sur un ton joyeux. Je viens de me souvenir que c’est avec mon flingue que ma copine m’a butée. Mon revolver de cinéma dont le canon est bouché. Personne ne peut réellement mourir avec un truc pareil, hein ?

— Oh, au fait, ai-je ajouté avec un léger sourire malgré la douleur. J’ai menti sur notre stratégie au jeu d’échecs. Tuer la reine pour gagner, c’est naze, alors que démolir le plateau à coup de rangers, c’est beaucoup plus jouissif…

— Formidable, a soupiré Roland, mais cela ne change rien. Le rituel a commencé, et vous ne pouvez plus stopper mon pouvoir. Contemplez. »

Il a fait un petit geste des doigts vers Alys et un jet de flammes est sorti de sa main, l’englobant complètement.

Mais quand les flammes ont disparu, Alys était toujours debout, face au sorcier, dans la même position, avec en plus un gros sourire aux lèvres.

« Voilà, a-t-elle soupiré. La boule de feu, sérieusement ? Toujours à vouloir montrer son phallus, hein ? »

Roland n’avait vraiment pas l’air content. Il a fait un nouveau geste, un peu différent. Je me suis dit que je ne connaissais pas autant de mouvements avec les doigts. Mon préféré impliquait uniquement le majeur.

Cette fois-ci, il n’y a rien eu.

« Vous aviez raison, a-t-elle dit en s’écartant du sorcier pour s’approcher de moi. Je n’ai pas la foi. Pas le moins du monde. Je ne crois pas à toutes ces conneries. Votre magie, c’est de la merde. »

Roland faisait encore des gestes bizarres sans effet, passant du stade de l’incompréhension à celui de l’énervement, voire de la crise de larmes. Celui qui était il y a quelques minutes encore un sorcier puissant se transformait à vue d’œil en loser pathétique.

« Je veux dire, moi aussi j’aime bien sortir mon gros camion quand j’en ai l’occasion, mais à un moment il faut faire la différence entre le monde des fantasmes et la réalité. La magie, ce n’est pas réel.

— Elle a raison, a ajouté Lilith en apparaissant soudainement à côté du sorcier.

— Vous ne pouvez pas faire ça ! » a hurlé Roland en sortant un pistolet et en le brandissant d’un air menaçant.

Alys n’a rien répondu, et s’est contentée de s’approcher de moi et de m’aider à me relever.

J’ai grogné. Même en m’appuyant contre son épaule et alors qu’elle me soutenait efficacement, j’avais beaucoup de mal avec la position debout. J’avais quand même encore une jambe capable de me donner assez d’appui pour boiter avec elle. C’était toujours ça.

« Vous savez, a dit Lilith avec un air faussement chagriné, je comprends ce que vous vivez. »

Compatissante, elle a posé sa main sur celle du sorcier bouleversé.

« Tout ce en quoi vous croyez s’effondre. Vous vous rendez alors compte que votre ami est mort, que vous êtes un meurtrier et que vous n’avez aucun avenir. Mais rassurez-vous : j’ai une bonne nouvelle.

— Allez-vous-en ! a protesté Roland. Vous n’êtes pas réelle !

— Oh, non, a admis Lilith. Je suis une sorte de produit de votre subconscient, sans doute lié à la culpabilité que vous ressentez. La partie de votre cerveau qui fonctionne encore correctement et sait arranger tout cela. »

Elle a guidé la main de Roland jusqu’à ce que le pistolet pointe vers sa tempe.

« Vous pouvez encore en finir dignement. »

Il y a eu un silence de quelques secondes et j’en ai profité pour trouver une position qui ne me faisait presque pas insupportablement souffrir. Non seulement je m’étais pris des pruneaux, mais maintenant qu’on sortait du cauchemar je redevenais une simple humaine, et c’était nettement moins confortable que d’être un loup-garou balaise.

Et puis il y a eu une détonation. Je ne sais pas si Roland a appuyé sur la détente, ou si Lilith l’y a aidé, mais en tout cas l’instant suivant il était mort et elle avait disparu.

•••

On a vérifié que Sophie allait bien, puis Alys m’a traînée vers Rocher, histoire de vérifier s’il était encore en vie. J’ai tenu à prendre le sac de billets qui se trouvait presque sur le chemin, et je l’ai serré amoureusement contre moi tandis qu’on approchait du policier.

« Rocher ? » a demandé Alys au-dessus de ce que je prenais pour le cadavre du flic.

Il a ouvert les yeux, et paraissait étonné de la voir en vie.

« Vous…

— Je vais bien, a-t-elle dit. Pas comme votre sorcier. »

Rocher a eu un petit sourire ironique.

« Et maintenant ? a-t-il demandé.

— Tout est fini, a dit Alys. La femme que vous vouliez tuer…

— Sophie », ai-je complété.

Je voulais me souvenir de son prénom. C’était important. On ne s’était pas battues pour des trucs abstraits.

« Sophie va bien, a repris Alys, et vos amis sont tous morts.

— Vous… faites une erreur », a craché Rocher.

Quand je dis « craché », c’était au sens propre : il s’est mis à tousser du sang entre deux phrases.

« Imaginez ce qu’on aurait pu faire…

— Je le vois bien, ce que vous avez fait, ai-je répliqué. Et à propos, connard : parfois, si, le monde est blanc ou noir. »

Il a soupiré, puis il m’a regardée avec une espèce de sourire pourri.

« Vous finirez en taule, a-t-il finalement dit en crachant un peu de sang au passage. Personne ne vous croira. »

J’ai eu un petit sourire. Le perdant minable qui voulait encore se raccrocher à des branchages pour croire qu’il pouvait s’en tirer.

« Je crois qu’il y a quelqu’un qui pourra témoigner en notre faveur, ai-je dit en me tournant vers Sophie. Et puis, vous vous rappelez, quand on s’est vus au café ? ai-je demandé. J’avais un magnétophone, sur moi. »

Il a tiré la gueule et j’ai jubilé. Le coup du magnétophone, ça m’avait paru tellement éculé, mais apparemment ça marchait encore.

« Tu croyais vraiment que j’étais prête à trahir Alys pour ça ? ai-je demandé en lui montrant le sac de billets. Tu t’es planté, enfoiré. Mais merci pour la thune. Ça servira toujours.

— Vous compter me tuer ? a demandé Rocher.

— Non, a tranché Alys.

— On pourrait te servir le coup du « on n’est pas comme toi », ai-je ajouté en souriant, ou te dire qu’il faut bien que quelqu’un soit jugé pour tous ces meurtres. Mais la vraie raison, c’est que tu ne mérites même pas qu’on gâche une balle pour te descendre. »

Alys m’a regardée avec un grand sourire.

« Tu sais que j’adore l’air que tu prends quand tu parles comme ça ? »

Chapitre 16. Enfants de Mars et de Vénus

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Vingt-sept jours plus tard

C’était une journée calme : Alys était occupée à zapper sur les différentes chaînes de télé pendant que je me vernissais consciencieusement les ongles en noir. Je commençais à choper le coup de main.

« Alors, ai-je demandé. On est toujours recherchées, en France ? »

Persuadées que le fait de ne pas être coupables des meurtres qui nous étaient reprochés ne nous épargnerait pas un passage par la case prison, on avait décidé de s’exiler en Angleterre. Au moins le temps que l’enquête ait suffisamment avancé pour lever l’essentiel des accusations et nous éviter six mois de détention préventive.

« Je ne sais pas, a répondu Alys. On ne parle pas beaucoup de nous. On n’est plus aussi populaires qu’autrefois. »

J’ai terminé le dernier ongle et jeté un regard satisfait sur mes deux mains. D’accord, j’avais débordé par endroits, mais d’ici vingt-quatre heures on n’y verrait que du feu.

Ma tâche accomplie, je me suis allongée sur le lit double.

« Ça va, tes jambes ? a demandé Alys.

— Je pense qu’elles auraient besoin d’un massage », ai-je répondu d’un air lascif.

Les balles en argent m’avaient laissé des séquelles, mais ça faisait maintenant une semaine que je recommençais à marcher, quoique péniblement et avec l’aide d’une canne. Cette dernière me donnait, soit dit en passant, un certain style qui ne me déplaisait pas.

Alys a laissé tomber la télécommande pour venir s’allonger à côté de moi.

« Si c’est une urgence médicale, alors… » a-t-elle murmuré en commençant à passer sa main contre mes cuisses.

J’ai commencé à l’embrasser et à la caresser à mon tour. L’espace d’un moment, je me suis sentie vraiment bien, pour la première fois depuis longtemps.

« Hey, les filles ! Il faut vraiment que je vous parle de quelqu’un ! »

Alys et moi, on s’est tournées à l’unisson vers l’origine de la voix stridente qui avait interrompu nos ébats, et je crois qu’on a tiré un peu la même gueule quand on a vu de qui il s’agissait.

« Lilith ? ai-je demandé.

— Lilith ! a fait Alys.

— Ouais, c’est moi, a dit la gothique sur un ton joyeux. Écoutez, il y a cette fille dont il faut que je vous parle… »

Alys a soupiré et s’est assise sur le lit.

« Qu’est-ce que tu fous là ? a-t-elle demandé. Tu t’es vengée. Ton assassin est mort. Pourquoi est-ce que tu es encore ici ?

— Ben je me suis dit, disparaître pour de bon, le repos éternel, c’est pas forcément mal, mais ce n’est pas si pressant, si ? En attendant, je peux toujours profiter un peu de ma non-vie.

— Ou transformer nos vies en non-vies », ai-je répliqué, irritée de voir s’envoler une perspective de jambes en l’air.

Lilith m’a jeté un regard dédaigneux, puis elle a secoué la tête d’une façon énergique.

« Imaginez ce qu’on pourrait faire ensemble, toutes les trois. Je peux être une sorte d’ange pour vous aider, vous guider.

— Une sorte d’ange, a répété Alys, manifestement peu convaincue.

— Ouais ! a fait Lilith, bien plus enthousiaste. Une ange de la vengeance féministe, un truc comme ça. »

Alys a hoché la tête d’un air las.

« Et j’imagine que ce truc comme ça ne peut pas se faire sans nous, hein ?

— Non ! Vous seriez un peu… tu sais, comme les enfants de Mars et de Vénus ?

— Tu veux dire, ai-je demandé en fronçant les sourcils, genre, ni vraiment tout à fait homme ni vraiment tout à fait femme ? »

Lilith m’a regardée comme si je venais de dire une énormité.

« Non, a-t-elle répondu avec la grimace qu’elle faisait quand elle cherchait ses mots. Je veux dire, les enfants de Mars et Vénus, au sens propre. Tu sais ? Phobos et Deimos, voilà. Terreur et Crainte, marchant main dans la main pour faire se chier dans leur froc tous les connards. »

J’ai haussé les épaules.

« D’accord, ai-je admis, ça sonne pas mal, mais est-ce qu’on ne pourrait pas en discuter à un autre moment ? On aimerait…

— Non, a coupé Lilith. Il y a cette fille, que j’ai vue dans les rêves de ce type…

— Fantastique, a soupiré Alys.

— Je sais qu’il veut la tuer. Ce n’est pas un simple rêve, c’est trop précis, il y a trop de détails : le flingue qu’il charge, la Harley dont il descend… »

J’ai fait un petit sourire, et me suis levée du lit, non sans difficulté, avant d’attraper ma béquille.

« Hé bien, ai-je lâché, j’imagine qu’on ne peut pas laisser ça arriver. »

Alys a levé les yeux au ciel, avant de se tourner vers moi.

« Tu vas vraiment te mettre en route parce que Lilith a vu un rêve ? Ça pourrait être n’importe quoi…

— C’était trop précis ! a protesté la fantôme. Ce n’était pas juste un rêve, c’était une répétition.

— Tu es sûre que c’était une Harley ? » ai-je demandé.

Lilith a haussé les épaules.

« Je crois. C’est important ?

— Ça me ferait chier de me coltiner une enquête merdique pour aller buter un connard de tueur misogyne si c’est pour récupérer une sous-marque.

— Tu vas suivre les conseils d’une soi-disant « ange de la vengeance féministe » juste pour tirer une bécane ? »

J’ai attrapé le fusil à pompe qui traînait sur la table et me suis tournée vers Alys avec un regard enjôleur.

« Non, ai-je répondu. Je voyais plus ça comme un bonus non négligeable. Cela dit, je ne comptais pas faire ça seule, et j’espérais que ça pourrait être l’occasion d’une virée à deux, en amoureuses. »

Histoire de la convaincre, j’ai chargé le fusil à pompe d’une seule main, d’un coup sec, un petit talent que j’avais acquis lors de mes trois semaines de mobilité réduite.

Ça a plus ou moins marché, puisqu’Alys s’est levée pour enfiler sa veste, même si c’était un peu à contrecœur.

« J’imagine que je n’ai pas le choix. Il faut bien que quelqu’un veille sur toi. Tu n’es même pas capable de respecter la règle numéro un du fusil à pompe.

— Qui est ?

— Ne fais pas la maligne avec tant que ton vernis n’est pas sec. »

isbn (lyber) 979-10-92903-04-1

© Dans nos histoires, 2017

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